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L’idéologie dominante - Les cadres mentaux

Jacques Perrin
La Nation n° 1994 30 mai 2014

Vous consultez les médias en vue. A quelques exceptions près, la même soupe est servie partout. Les mêmes nouvelles passent en boucle, les mêmes images colonisent votre cerveau: une ville se «mobilise contre le racisme»; une révolution «bon enfant» éclate, une jeune fille est hissée sur les épaules de rebelles orange, jasmin, tulipe ou œillet; une minorité revendique des droits; une Femen ou une Pussy Riot profane une église; il fait un froid de canard, c’est dû au réchauffement climatique; un «expert» en génétique explique que les races n’existent pas; si Vladimir Poutine est un tyran, c’est parce qu’il n’était pas un enfant «désiré»; après le 9 février, un cinéaste a «honte d’être suisse».

C’est l’idéologie dominante qui s’exprime, ses énoncés semblent si évidents qu’ils se confondent avec la réalité.

Vous vous demandez si cet amas de déclarations et d’images présente une cohérence, si on peut y déceler un sens.

M. Shmuel Trigano, sociologue français tente de répondre à cette question dans un petit ouvrage intitulé la nouvelle Idéologie dominante, le post-modernisme (éditions Hermann, Paris 2012). Ce précis de 145 pages a obtenu le prix des intellectuels impertinents en 2013. Il y a quelques années, Daniel Lindenberg, un penseur «vigilant», rangeait Trigano parmi les «nouveaux réactionnaires».

Idéologie post-moderne: nous avons fait allusion à ce concept dans les colonnes de La Nation. Avec l’aide de Shmuel Trigano, nous allons le définir de façon plus précise.

Le post-modernisme, notion utilisée à l’origine en architecture, est marqué – Trigano le remarque à plusieurs reprises – par des paradoxes, des incohérences, voire des contradictions qu’on se gardera bien de surmonter à la place des idéologues qui le prônent. Il s’oppose au modernisme tout en prolongeant ses traits les plus accusés.

Comme la modernité, la post-modernité rejette toute transcendance, elle est athée. La société se fonde elle-même en tant que collectivité d’individus souverains, elle ne reconnaît aucune loi divine. Elle n’a confiance qu’en la raison et la volonté de l’homme.

Cependant la post-modernité veut «dépasser» la modernité. Elle s’en prend à la nature humaine, à la réalité et à la vérité auxquelles elle met des guillemets. Les penseurs post-modernes, parmi lesquels il faut ranger des philosophes français tels que Deleuze, Derrida, Foucault et Lyotard, sont volontiers ironiques et obscurs. Ces auteurs inconnus du grand public ont pourtant laissé une empreinte. Les campus américains des années septante ont repris leurs idées, notamment dans les facultés de lettres ou de sciences humaines qui ont donné le jour au «politiquement correct», à la «déconstruction» de la pensée occidentale blanche, hétérosexuelle et mâle, aux gender et aux cultural studies, dont ont profité toutes les minorités imaginables. Cette vague a reflué vers l’Europe où l’idéologie postmoderne prospère désormais. Dans les universités, on adore maintenant l’interdisciplinarité, les études «transversales». Les disciplines classiques sont démembrées. La déconstruction ne s’applique pas à elle-même sauf parmi ses représentants les plus avancés, disciples de Nietzsche, osant les contradictions insurmontables et les régressions à l’infini dans une sorte de nihilisme esthétisant («Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations et cela est encore une interprétation»).

Alors qu’ils dénoncent sans cesse le «pouvoir», les post-modernes sont fascinés par lui. Peut-être voudraient-ils le détenir. C’est pourquoi cette idéologie comporte des risques politiques, notamment pour ceux qui comme nous sont attachés au bien commun d’un pays précis.

Dans la première partie de son livre qui en compte trois, la plus longue, Trigano dessine les cadres mentaux du postmodernisme.

Le post-moderne veut d’abord redéfinir le réel. Il le considère comme un texte, un récit, une histoire, inventés par on ne sait trop qui, car le post-moderne dénonce la notion d’«auteur». Ce sont les mots qui font exister les choses, comme par magie. Le philosophe post-moderne s’approprie le Verbe divin. Pour modifier le réel, il faut «déconstruire» les discours qui le décrivent, puis le reconstruire dans un sens plus avantageux aux déconstructeurs, c’est-à-dire à des minorités qui veulent s’affirmer. Beaucoup de post-modernes sont pragmatiques: est vrai ce qui est utile à celui qui émet des phrases; «l’espoir au lieu du savoir» demande Richard Rorty, philosophe américain.

Les post-modernes n’ont que faire de la nature humaine. L’humain est plastique, il devient ce que l’on veut. A la fois individualistes et portés sur la ressemblance, les post-modernes, parfois adeptes de l’écologie profonde où se réfugie leur besoin religieux, étendent le concept d’humanité tout en le vidant de sa substance. Existe une multitude, une masse, formée non seulement d’humains, mais aussi d’animaux, de plantes, de minéraux, de la planète elle-même, qui deviennent tous des sujets de droit. En même temps, grâce aux techniques génétiques, médicales, chirurgicales et informatiques, les postmodernes envisagent de créer un humain augmenté, bardé de puces électroniques et de prothèses. Il s’agit de donner le jour à un post-humain, libéré des trois malédictions que sont le corps, le sexe, la mort. L’idéal serait un être cérébral, quasi immortel, n’ayant plus besoin de rapports «physiques» pour se reproduire.

La lutte des genres a remplacé la lutte des classes. La notion de sexe biologique perd de son importance. Chacun a la liberté de construire à sa guise sa propre identité, en dehors des schémas «traditionnels», en «s’ouvrant à tous les possibles» sans avoir à se tenir à telle ou telle configuration. On revendique l’identité, mais c’est une identité sans contenu, car tout contenu est forcément défini, donc attentatoire à la liberté chérie. Le sujet peut tout, mais il n’est rien, incohérence qui n’effraie pas les post-modernes.

La haine des limites a pour corollaire la détestation du corps politique par excellence, la nation. Les nations doivent dépérir. Il n’y a pas d’intermédiaires entre l’humanité étendue et/ou augmentée et les individus, si ce n’est les minorités qui coexistent dans une tolérance supposée. Chaque minorité tient son propre discours, invente son histoire, ses mythes, ses héros utiles. On a affaire à des monologues. La multitude est fractionnée en divers groupes ethniques, sexuels, religieux, raciaux (mais les races n’existent pas!) dont la si mal nommée «communauté internationale» autorise le «vivre-ensemble», en instaurant une sorte de code de la route fait d’obligations et de droits qui prolifèrent

Les nations et les territoires sont des fictions, des artefacts utiles aux anciennes classes dominantes dont le temps est achevé. La «déconstruction» des nations ne concerne que l’Occident. Partout ailleurs, elles ont un droit provisoire d’exister. Les immigrés et les sans-papiers occupent un rôle central dans la décomposition des nations historiques. La notion d’«étranger» y est abolie, l’hospitalité devient impraticable. Les immigrés sont partout chez eux tandis que les indigènes occidentaux restent de méchants colonisateurs, même si leurs colonies sont émancipées depuis longtemps. Les immigrés, tourmentés par les autochtones racistes, sont les victimes primordiales. Même s’ils se conduisent mal et font régner la terreur dans certains quartiers «populaires», ils conservent d’autant plus leur qualité de victime. Les descendants des colons restent coupables des crimes de leurs ancêtres. La culpabilité, passion triste consumant à petit feu les nations historiques, est héréditaire. L’islam lui-même, puissance dominatrice et nombreuse, continue d’appartenir à l’humanité pitoyable des peuples «qui ont beaucoup souffert».

Les post-modernes louent les différences, mais il ne faut pas s’y tromper, ils visent une humanité réconciliée dans la ressemblance. Le multiculturalisme débouche sur le métissage, qui est un déni d’altérité, un racisme à l’envers. L’humanité devient meilleure si les races (qui n’existent pas) se mêlent. Les nazis croyaient à la pureté, les post-modernes aiment le mélange.

Les post-modernes ne «déconstruisent» pas leur propre vue du monde, née en Occident. Ils veulent l’étendre au monde entier dans un geste néo-colonial plein d’orgueil. Manichéens, ils savent où sont les bons et les méchants. Une fois les nations détruites, il reste la communauté internationale avec ses organes, l’Assemblée des Nations unies, le Conseil de sécurité, le Conseil des droits de l’homme, le Tribunal pénal international de La Haye qui s’arroge «une compétence universelle sur la foi d’une inflation narcissique drapée dans une morale de convenance qui ne repose sur rien».

Les Etats-nations subsistent en attendant, mais la démocratie comme régime y est vidée de son sens. Ce n’est plus un moyen de choisir les gouvernants, plutôt un mot utilisé jusqu’à plus soif pour désigner une utopie, et la couverture d’une oligarchie de fait. La démocratie participative, où les citoyens participent non en tant qu’individus mais comme membres de minorités recevant des subventions, remplace la démocratie représentative. L’Etat-nation survit en tant qu’Etat-providence, pourvoyeur de droits et d’argent.

Ce ne sont pas les citoyens qui se concertent, mais les guides des minorités exigeant la «reconnaissance», revendiquant quotas et discrimination positive. La concertation prônée juxtapose des groupes formant des alliances de circonstance. Dans le fantôme de l’Etat-nation, il n’y a plus de centre: une structure nouvelle est favorisée par internet, celle des réseaux, filets de communications incessantes et de délibérations infinies. Le pouvoir est partout et nulle part, l’ennemi n’est jamais clairement nommé, on laisse les ONG agir pour leur compte et on «aboutit à des accords sans lendemain, on laisse des conflits sans solution». La société est censée se régir elle-même, on parle de gouvernance; le pouvoir se donne pour neutre, mais s’exerce bel et bien, de manière floue. Internet favorise le credo selon lequel les territoires disparaissent. Ceux-ci, «délocalisés», ne sont autorisés qu’à l’extérieur du monde occidental.

L’espace est mangé par le temps, lequel ne se conçoit que comme un éternel présent. Le passé ne compte plus, l’histoire devient inutile à moins qu’il s’agisse de démontrer les droits des victimes. Le futur n’est admis qu’à titre d’utopie.

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