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De la cohésion nationale à la mésentente confédérale

Ernest Jomini
La Nation n° 1995 13 juin 2014

Le concordat intercantonal Harmos prétend unifier l’organisation scolaire des cantons, en particulier dans l’apprentissage des langues. Il suscite cependant de vives réactions dans les cantons de l’Est de la Suisse. Déjà Zurich et Argovie ont refusé l’introduction du bon allemand à l’école enfantine. L’obligation d’apprendre deux langues étrangères à l’école primaire se heurte aussi à l’opposition des associations d’enseignants et des parents qui estiment le fardeau trop lourd pour les enfants qui doivent déjà apprendre le hochdeutsch. Des initiatives populaires ont été lancées contre les directives adoptées par la Conférence des directeurs de l’Instruction publique (CDIP).

On sait que si l’on n’enseigne plus qu’une langue étrangère au primaire, cette langue dans nombre de cantons suisses-allemands serait l’anglais et non le français. Ce qui suscite l’indignation de certains journalistes romands: on porterait ainsi atteinte à la «cohésion nationale». 24 heures du 16 mai a consacré une page à l’interview du conseiller fédéral Berset qui plaide lui aussi pour le maintien de l’enseignement du français (et non de l’anglais) à l’école primaire et qui reprend la rengaine de la «cohésion nationale».

Or, la nation suisse n’existe pas. Notre Etat fédératif réunit un ensemble de petits peuples, divers par leur langue, leur religion et leur histoire, mais qui se sont mis ensemble pour assurer leur indépendance et garder leurs particularités. On nous opposera que la Suisse est «une nation de volonté». Cela ne fait que souligner son caractère artificiel. Ce que nous avons à rechercher, c’est bien plutôt l’entente confédérale. Elle sera d’autant plus forte que les cantons n’auront pas à subir des décisions qui vont à l’encontre des options de leur population. Particulièrement en matière scolaire, qui relève de la souveraineté cantonale.

Or, M. Berset entend bien imposer la décision de la CDIP. Déjà il encourage le gouvernement de Schaffhouse à ne tenir aucun compte d’un vote du Grand Conseil remettant en question l’enseignement d’une seconde langue étrangère au primaire. Etrange façon de respecter ceux qu’on nomme les représentants du peuple! Et puis il menace les cantons d’une intervention fédérale en s’appuyant sur la loi sur les langues.

Cette loi, nous semble-t-il, avait pour but de favoriser les échanges linguistiques entre les régions du pays et surtout d’inciter l’administration fédérale à donner plus de place au français et à l’italien. Nous ignorons ce que M. Berset a réalisé sur ce point dans son département. Mais peut-on, au nom de la loi sur les langues, porter atteinte à la souveraineté cantonale en matière scolaire?

Les théoriciens de l’enseignement qui ont élaboré les directives d’Harmos n’ont pas vu le poids qu’ils allaient imposer aux enfants, aux maîtres et aussi aux parents. Pendant longtemps, la majorité des enfants vaudois qui n’allaient ni au collège, ni en primaire supérieure, n’apprenaient pas l’allemand. Par contre ils acquéraient des connaissances solides en français et en arithmétique. Etait-ce un obstacle à la «cohésion nationale»? Ensuite, il a fallu que tout le monde apprenne l’allemand. Qu’en reste-t-il au bout de quelques années chez la plupart de nos concitoyens qui ne vont pas travailler outre-Sarine? La grande majorité de la population n’a guère l’occasion de pratiquer les rudiments appris à l’école et s’empresse de les oublier.

De plus, la langue de Goethe n’est pas celle de nos Confédérés. Nous avons toujours en mémoire les déclarations d’une élève qui, pendant ses trois ans à l’Ecole secondaire, avait peiné pour apprendre l’allemand. A seize ans elle avait trouvé un travail dans une bourgade de Suisse allemande. Quelques mois plus tard, au hasard d’une rencontre, elle ne s’était pas gênée pour nous dire: «Cet allemand que vous nous avez enseigné, c’est de la m…! Ça ne sert à rien, les gens parlent une autre langue.» Elle exprimait ainsi sa déception, voire son ressentiment en pensant à tous les efforts accomplis en vain.

Un autre problème auxquels les enseignants d’aujourd’hui sont confrontés, c’est la présence de nombreux enfants étrangers. Dans certains quartiers de nos villes, ils forment souvent la majorité de la classe. C’est déjà toute une affaire de leur apprendre le français (ou l’allemand au-delà de la Sarine). Est-il vraiment judicieux de les obliger à apprendre une seconde, puis une troisième langue étrangère?

Autre question: pourquoi en veut-on aux cantons suisses-allemands qui enseigneraient l’anglais avant le français? Rien ne nous empêcherait de faire de même et d’enseigner l’anglais avant l’allemand. Ayant enseigné les deux langues, nous avons toujours constaté que les mêmes élèves apprenaient beaucoup plus facilement la langue de Shakespeare que celle de Goethe. Parce que dans les débuts l’anglais est plus facile. Et puis surtout, c’est pour les jeunes la langue de leur musique et de leurs appareils électroniques. C’est la langue grâce à laquelle on se débrouille partout. On parle anglais au travail dans beaucoup de nos entreprises multinationales. La Confédération d’ailleurs donne l’exemple: depuis bien des années certains cours organisés par l’armée se font en anglais. A l’EPFL, école fédérale, de nombreux cours se donnent en anglais. Si les Suisses se comprennent mieux entre eux dans cette langue devenue la langue internationale, quel mal y a-t-il à ça?

Dernière remarque: nos apôtres de la «cohésion nationale» ne semblent pas s’intéresser beaucoup à l’italien. Le Tessin et les vallées italophones des Grisons échapperaient-ils à la «cohésion nationale»? Bizarre!

Conclusion: le problème des langues en Suisse et dans nos écoles est complexe. Laissons les cantons le résoudre. La situation n’est pas la même à Schaffhouse ou à Fribourg. Que la Confédération et le conseiller fédéral Berset en particulier évitent de s’en mêler et d’attenter une fois de plus à la souveraineté des cantons, ce qui ne peut qu’engendrer la mésentente confédérale.

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