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L’idéologie dominante - Son personnel, son avenir

Jacques Perrin
La Nation n° 1995 13 juin 2014

Pour Shmuel Trigano, l’idéologie dominante se répand grâce au soutien d’une classe constituée de quatre corporations qui se renforcent et s’interpénètrent. Ces corporations exercent leur pouvoir en dehors des élites politiques traditionnelles.

La première sous-classe est celle des financiers nomades, difficiles à identifier, déterritorialisés, mais profitant du balisage des Etats-nations existants. Les marchés et les bourses, déconnectés de la production réelle depuis la fin de l’étalon- or, vivent d’un échange abstrait de signes. La sous-classe des financiers exerce son influence notamment par le biais des agences de notation.

La corporation médiatique, deuxième sous-classe, diffuse l’information, c’est-à-dire une vulgate sélective, non pas de façon délibérée, sous l’effet d’un complot, mais par imitation, émulation, convenance. Elle dit ce qu’il convient, ce qui est attendu, cisèle les concepts adéquats et les mots-valises qui se répandent dans toutes les langues. A ses yeux, elle professe l’évidence, d’où l’impression que tous copient chacun.

La corporation organise des spectacles, la caméra est le symbole de son pouvoir; filmer les choses et les gens les fait exister; filmer, c’est créer. Elle oriente aussi les débats en y introduisant des porte-parole autorisés. Elle infiltre tout naturellement la classe politique habituelle au point que les rôles paraissent interchangeables (voir la série danoise Borgen). La corporation médiatique adopte volontiers un ton moral grandiloquent, destiné à culpabiliser ceux qui ont le tort de ne pas faire partie des victimes.

La troisième sous-classe est la corporation académique. Elle fournit les experts chargés de donner un vernis d’objectivité à l’idéologie, de lui fournir la caution de la science.

Il faut mentionner enfin la corporation juridique, foule de techniciens du droit international, dont l’ambition est de s’adresser au monde entier, de faire primer les droits de l’homme sur les juridictions nationales. Le tribunal pénal de La Haye est le lieu de prédilection de cette corporation, où elle exerce sa compétence universelle, son droit d’ingérence. Elle met en examen des personnalités gênantes. Elle agit aussi par l’intermédiaire des ONG.

Les corporations post-modernes jouent un double jeu: elles n’exercent pas le pouvoir, mais constituent des plateformes à l’écart des Etats-nations et influencent la politique sans avoir à assumer la responsabilité des décisions prises.

Dans la dernière partie de son livre1, Trigano décrit ce qu’il appelle la configuration globale du post-modernisme, du point vue politique et stratégique.

Il cherche d’abord l’origine de l’idéologie post-moderne. Ce n’est pas du tout une création ex nihilo, elle semble être à première vue une métastase du marxisme où l’on serait passé de l’économie au domaine des mœurs. Le nouveau prolétariat est constitué par les minorités souffrantes. Il est peut-être plus juste de l’envisager comme un développement interne à la démocratie.

La France de 1789 a établi un système politique bancal. La démocratie s’est peu à peu dissociée de la nation. La France se veut à la fois une nation particulière et la préfiguration d’une République universelle. Tout homme est appelé à devenir Français et tout Français révolutionnaire est un homme universel. La distinction français/étranger disparaît au profit de la distinction révolutionnaire/ réactionnaire. La France révolutionnaire veut immédiatement faire profiter le monde de la liberté, de l’égalité et de la fraternité nées sur son sol. Le mot «démocratie» ne désigne plus un régime politique parmi d’autres mais le bonheur utopique auquel l’univers est promis.

Mais une nation particulière, la France, demeure. Cette ambivalence aura des conséquences terribles. L’appartenance nationale est à la fois exaltée et niée par la Révolution, comme la religion. Ces deux réalités, chassées par la porte, reviennent par les fenêtres. Le fascisme, le nazisme et le socialisme stalinien dans un seul pays sont les manifestations monstrueuses du besoin communautaire et du besoin religieux qui veulent revenir à la lumière. Dieu, c’est l’Aryen blond ou le Prolétaire soviétique. L’histoire va désormais balancer entre utopie universaliste et réaction identitaire.

L’idéologie post-moderne résulte aussi du génocide des Juifs d’Europe et de la terreur communiste. Ces deux événements terribles ont créé un énorme sentiment de culpabilité chez les Européens. Les post-modernes se disent que la démocratie comme régime est dangereuse car elle n’a pas empêché Hitler, Mussolini et Pétain d’arriver au pouvoir. Une oligarchie éclairée défendrait mieux la liberté, l’égalité et la fraternité que les démocraties liées aux nations historiques.

Trigano n’est pas de cet avis. Les droits de l’homme n’ont pas protégé les Juifs de France quand ceux-ci ont perdu les droits civiques conférés par la République.

Pour le moment, l’Union européenne prend en charge le dépassement des nations. L’Europe est devenue le champ d’expérimentation du post-modernisme émigré un temps aux Etats-Unis, puis revenu au pays.

L’UE est une sorte d’empire sans empereur. Ses limites extérieures sont lointaines et poreuses, il est infini. Chaque pays peut y entrer du moment qu’il remplit à peu près les conditions posées (respect des droits de l’homme, finances équilibrées, respect des minorités, libéralisme moral, libéralisme économique dirigé).

L’UE se donne une vocation mondiale. Elle dispense des leçons de morale à la planète entière. Un homme nouveau, reformaté selon les normes du genre et du post-humain, naîtra sur ce continent élargi où les nations disparaissent au profit de régions plus ou moins autonomes, d’enclos communautaires et de zones économiques transnationales. L’Empire a déjà sa bureaucratie où chaque commissaire gère son domaine transnational. L’UE est l’empire du Bien où «se déstructurent les méthodes intellectuelles classiques, où les langues sont vouées à la confusion et à l’égarement». L’Empire se développe sur fond de déclin, notamment démographique, ce qui fait l’objet d’un tabou: les Européens de souche dépérissent, c’est l’immigration qui compense les pertes. Les immigrés sont partout chez eux, mais il n’y a plus de «chez soi» pour les Européens.

La conclusion de Trigano n’est pas pessimiste, plutôt sibylline.

Si l’Empire poursuit dans la voie où il s’est engagé, le risque d’un totalitarisme nouveau apparaît. S’il est démembré, ce sera au profit de nationalismes identitaires belliqueux. L’Europe fera donc face à une épreuve, quelle que soit l’issue. Peut-être l’épreuve figurera-t-elle le début d’une réhabilitation, d’un retour au réel.

Notes:

1 Shmuel Trigano, La nouvelle Idéologie dominante, Hermann, Paris, 2012.

 

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