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Une renaissance vaudoise

Jean-Jacques Langendorf
La Nation n° 1998 25 juillet 2014

Le dimanche 11 juillet 1906, à onze heures, le buste du général Jomini, œuvre du sculpteur français Lugeon, était inauguré à Payerne, dans un grand concours de discours et de flonflons, devant une assistance choisie qui, certainement, dans son écrasante majorité, n’avait jamais lu une seule ligne de l’œuvre du stratégiste. Bien située derrière l’abbatiale, la statue fut déplacée dans les années soixante du siècle dernier vers un carrefour peu accueillant. Toutefois, en septembre prochain, elle sera installée et mise en valeur dans un square aimable, le long d’une des anciennes murailles de la ville. Ces trois étapes correspondent aux étapes de la postérité jominienne: apothéose – oubli – résurrection.

À la fin des années 1980, un colloque réunissant des historiens militaires s’est tenu à Vienne, la noble capitale d’un empire hélas défunt. Il était consacré aux trois grandes têtes pensantes stratégiques du XIXe siècle, le Prussien Clausewitz, le Vaudois Jomini et l’archiduc Charles d’Autriche, avec le sous-titre: «Une trilogie intellectuelle du 19e siècle et sa signification à l’époque actuelle.» Un des intervenants souligna que si Clausewitz se portait à merveille, l’archiduc Charles en revanche était cliniquement mort et que Jomini, lui, se trouvait dans un état semi-comateux. Or, on le sait, la médecine moderne fait des miracles et Jomini, dans cette perspective, ressemble fort à un miraculé. Un premier traitement, celui que lui administra Bruno Colson, le fit sortir de son coma. L’historien belge montra dans sa thèse1 l’importance revêtue par le Payernois pour la culture militaire américaine, son influence ne s’étant jamais démentie aux Etats-Unis. Après quelques années de somnolence renouvelée, enfin un nouvel éveil, qui permit à Jomini de quitter sa couche et de marcher à nouveau. Presque coup sur coup parurent le travail russe de A. Merzalow et de sa fille2 qui, en dépit de ses défauts, apporte des éléments nouveaux, les deux volumes de l’auteur de ces lignes et le Jomini et la stratégie de ami-Jacques Rapin3, qui, entre autres, met de l’ordre dans le formidable fouillis bibliographique de l’œuvre immense du Vaudois.

Parallèlement, David Auberson nous a présenté le colonel fédéral Lecomte à travers son séjour chez les Yankees durant la guerre de Sécession4, ce Lecomte qui a été à la fois le premier biographe de Jomini, mais aussi son disciple, son thuriféraire (jusqu’à l’aveuglement) et son souffre-douleur.  À partir de là, le mouvement était lancé: exposition à Payerne, publication d’inédits, conférence à l’école de guerre à Paris et ailleurs, cours à l’école pratique des Hautes Etudes, toujours à Paris, nombreux articles, film pour la télévision russe, préparation d’une thèse, à Paris toujours, sans parler de l’inévitable et récurrente fumisterie qui veut voir dans Jomini l’âme double de Napoléon5. Enfin n’oublions pas les Etats-Unis qui viennent de nous donner un chapitre consacré à Jomini dans Swiss-Made Heroes6.

Et quand la pierre se met à rouler, elle ne s’arrête pas de sitôt: l’année 2014 sera à nouveau favorable à Jomini. Il existe à Nancy, dans la douce Lorraine, une petite maison d’édition, qui vient de prendre son vol, comme l’hirondelle dans la chanson de Botrel. Son nom révèle déjà le programme: Le Polémarque. Il serait très exagéré de prétendre que les éditeurs français mettent beaucoup d’ardeur à publier des ouvrages évoquant des thèmes helvétiques. Or, ce qui fait la singularité de l’éditeur nancéien, c’est qu’il en publie, lui. Quelques noms: Bernard Wicht, Une nouvelle guerre de trente ans, le Bréviaire tactique de Hans Frick, la Résistance totale du major von Dach, et d’autres. Récemment, un joli coup: le Jomini de Charles augustin Sainte-Beuve (122 pages, 21 francs) devenu introuvable, publié pour la première fois en 1869, année de la mort du Payernois. L’académicien, prince de la critique littéraire de l’époque, a fréquenté le vieux général, mort à 90 ans, dans les dernières années de sa longue vie car, comme lui, il habitait Passy et entretenait des rapports de voisinage. Si la biographie de Lecomte (revue et corrigée par Jomini selon le bon principe que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même) est taillée à la hache, suintant la flagornerie, avec des aveuglements coupables, celle de Sainte-Beuve en revanche, outre sa qualité littéraire, atteste de finesse psychologique, entre autres en ce qui concerne le drame de son existence, son passage du camp français au camp russe, en 1813, considéré par beaucoup de ses contemporains admirateurs de napoléon, à tort ou à raison comme une basse trahison. Ce que tente Sainte-Beuve, c’est de nous faire comprendre la psychologie de Jomini, à ses yeux trop décrié par ses compatriotes et, en peintre habile, maniant les nuances, il y parvient.

Ami-Jacques Rapin, qui a déjà beaucoup publié sur le sujet (et d’excellentes choses), nous propose Guerre, politique, stratégie et tactique chez Jomini (chez l’auteur, 125 pages, 25 francs), un travail qui se situe à un niveau bien différent. Il s’agit d’une lecture de l’œuvre, dans ses différentes strates, que Sainte-Beuve n’a pas entreprise car c’est avant tout l’homme qui l’intéressait. Il nous est impossible de nous étendre sur les contours de cette lecture, sur les formes de cette analyse, un numéro entier de La Nation n’y suffirait pas. Je ne vais pas y aller par quatre chemins: en lisant le travail de Rapin, un enthousiasme s’est emparé de moi, analogue à celui ressenti par le général prussien Rühle von Lilienstern recensant, en 1832, pour une revue savante de Berlin, les premiers livres du De la Guerre de son collègue Clausewitz.

En effet, cette analyse porte constamment la marque d’une intelligence aigüe, doublée d’une connaissance profonde et méditée du sujet, appuyée sur une information sans faille. A ce titre, on peut considérer qu’il s’agit là d’une des meilleures présentations jamais consacrées, à l’œuvre de l’enfant de Payerne. Ce que l’auteur dit en conclusion peut également s’appliquer à sa propre tentative: «Raymond aron7 se trompait lorsqu’il affirmait que les écrits du stratégiste suisse ne présentaient plus qu’un intérêt historique. Non seulement, il évaluait mal l’influence exercée par Jomini sur le développement de la pensée militaire contemporaine, en particulier aux Etats-Unis, mais il lui échappa également que la marque des grands textes stratégiques est de susciter des interprétations s’émancipant de leur contexte d’énonciation.»

 

Notes:

1 La culture stratégique américaine. L’influence de Jomini, Paris, Economica, 1993.

2 A. Merzalow; L. Merzalowa, Antoine- Henri Jomini, der Begründer der wissensachftlichen Militärtheoriker, Vdf Hochschulverlag, Zurich, 2004 (trad.

allemande du russe).

3 Payot, Lausanne, 2002.

4 Davis Auberson, Ferdinand Lecomte 1826-1899. Un Vaudois témoin de la guerre de Sécession, Bibliothèque historique vaudoise, Lausanne, 2012.

5 Renée-Paule Guillot, Jomini, âme double de Napoléon, Monaco, Alphée, 2007.

6 Kevin D. Stringer, Swiss-Made-Heroes. Profiles in Military Leadership, Ashland, 2012.

7 Auteur d’une biographie intellectuelle de Clausewitz, 1976.

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