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Derrière le mal, la bonté

Jacques Perrin
La Nation n° 1998 25 juillet 2014

L’historien américain Timothy Snyder1 appelle terres de sang les vastes territoires de l’Europe orientale situés entre Berlin et Moscou, Saint-Pétersbourg et Odessa. Depuis les Guerres balkaniques jusqu’à la chute du mur de Berlin, ces terres ont été submergées par le malheur. La situation en Ukraine nous rappelle que le sang n’a pas encore séché.

Première Guerre mondiale, Révolution d’octobre, guerre civile entre Rouges et Blancs, famines, élimination des paysans libres, purges, tortures, Grande terreur, Seconde Guerre mondiale, déportation de peuples entiers, Goulag et Lager, Gestapo et NKVD, Staline et Hitler, comment tout cela peut-il «passer»?

Selon une estimation minimale, la Russie a perdu vingt millions d’habitants (soldats et civils) entre 1941 et 1945. Elle ne s’en est pas remise.

Vie et destin2 de Vassili Grossman, écrivain soviétique, russe et juif, raconte l’histoire de la famille Chapochnikov durant la bataille de Stalingrad, entre juillet 1942 et le printemps 1943, point culminant du massacre.

Quand on achève la seconde lecture de l’immense roman, on est effaré. Les scènes d’horreur ont défilé, mais l’auteur ne cesse d’espérer en l’homme, contrairement au prix Goncourt Jonathan Littell qui, sur le même thème, peint dans Les Bienveillantes une humanité absolument désespérante. La différence est que Grossman a vécu de près les événements dont il parle tandis que Littell a travaillé sur des documents.

Pour Grossman, les régimes politiques les plus brutaux ne parviennent pas à effacer les traces de la bonté humaine; ils n’empêchent pas les actions bonnes de survenir. Même dans les pires conditions, il subsiste une personne pour voir en ses congénères autre chose que des insectes nuisibles à écraser. Une vieille femme russe tend un bout de pain à un officier allemand prisonnier; le capitaine soviétique Grekov permet à deux amoureux, un jeune soldat et une auxiliaire téléphoniste de dix-huit ans que lui-même convoite, de quitter la ligne de front pour survivre; une femme médecin de l’armée rouge, juive, recueille un enfant déporté avec elle dans un wagon à bestiaux et le réconforte jusqu’à leur mort commune dans une chambre à gaz; une paysanne ukrainienne, qui a perdu toute sa famille durant la famine entretenue par le Parti, cache dans son isba un soldat soviétique, bolchevique impeccable, échappé d’un camp de prisonniers; une jeune femme, promise à un bel avenir matrimonial avec un général, préfère suivre son ex-amant au Goulag.

La bonté, qui n’a rien à voir avec le Bien, persiste à se manifester, instinctive, aveugle, gratuite, ne réclamant aucune réciprocité. Le Bien, lui, est un objectif rationnel que tous poursuivent. Les Soviétiques veulent le Bien de la classe ouvrière; les nazis, celui de la race aryenne. Ils mettent tout en œuvre pour abattre les résistances. Or qui veut faire l’ange fait la bête. Communisme et nazisme sont deux constructions idéologiques utopiques qui sombrent dans le néant. Hitler et Goebbels se suicident; les chefs des services policiers soviétiques, entre autres Iagoda, Ejov, Beria, sont assassinés par les agents qu’ils ont formés; toute sa vie, Staline lui-même craint d’être éliminé; en juillet 1941, hébété par l’invasion allemande, terré dans sa datcha, il demande à une délégation venue recueillir ses conseils sur les mesures à prendre: «Vous êtes venus pour m’arrêter?»

Issu d’une famille juive aisée et assimilée de Berditchev en Ukraine, Grossman fut d’abord un bon communiste. Au début du XXe siècle, les Juifs de Russie se trouvaient devant quatre options: mener une vie miséreuse dans leur zone de résidence en redoutant les pogroms, émigrer en Amérique, partir pour la Palestine, se joindre aux bolcheviques qui leur promettaient l’égalité.

Beaucoup de Juifs firent ce dernier choix, devenant des ténors du Parti, tels Trotski, Zinoviev, Kamenev, Iagoda, Litvinov, Radek et d’autres. Il est vrai que leur sort s’améliora pour un temps, mais ils figurèrent nombreux sur la liste des fusillés.

Ingénieur chimiste, matérialiste, athée, membre choyé de l’Union des écrivains soviétiques bien qu’il n’eût jamais été inscrit au parti, Grossman n’avait aucun motif de se rebeller. Cependant il commettait de petits écarts remarqués en haut lieu. Staline avait tracé son nom à deux reprises sur la liste des auteurs susceptibles de recevoir le prix portant son nom. Son oncle Cherentsis fut fusillé en 1938. Sa propre femme fut arrêtée quelque temps parce que son ex-mari était un «ennemi du peuple». Correspondant de guerre pour l’Etoile rouge dès 1941, il n’inventa pas d’exploits héroïques, ne fit pas l’éloge de l’action militaire des commissaires politiques ou du Parti, n’évoqua pas le génie stratégique du Guide suprême. Quand l’attitude du régime face aux Juifs soviétiques se modifia, sa participation au Comité antifasciste juif fut mal vue. après la guerre, il émit des considérations inacceptables: le communisme et le nazisme se valaient, Lénine était lui-même le premier responsable de la dictature rouge.

Vie et Destin, dont le manuscrit fut «arrêté» par le KGB, ne parut en occident qu’en 1980 grâce à Vladimir Dimitrijevic, au terme de vicissitudes extraordinaires.

L’un des passages les plus marquants de ce chef-d'œuvre est constitué par les «gribouillages» d’Ikonnikov- le-Morse3. Issu d’une famille de popes, chrétien de type tolstoïen devenu athée à la vue des traitements inhumains infligés aux Juifs et aux prisonniers russes par les nazis, celui-ci se retrouve dans un camp de concentration pour avoir caché des israélites. Il y fait la connaissance du vieux bolchevique Mostovskoï. Ikonnikov passe pour un simplet, un illuminé. au cours d’une conversation avec Mostovskoï, il lâche cette phrase: «Interrogez Hitler […], et il vous expliquera que les camps, eux aussi, ont le bien pour but.» Ikonnikov-le-Morse est en quelque sorte le porte-parole de Grossman. Dans le camp, il a eu le temps de rédiger des notes que Mostovskoï déchiffrera avant d’être éliminé par les nazis, comme Ikonnikov lui-même, qui a refusé de participer aux travaux de construction d’une chambre à gaz. Ces «gribouillages» opposent le Bien à la bonté. Le Bien que tous les systèmes idéologiques ou religieux promeuvent à leur manière conduit immanquablement à commettre des actions mauvaises. Quand tel ou tel être humain fait du bien à autrui ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, il manifeste l’unique espèce de bonté qui vaille.

Mostovskoï trouve la prose d’Ikonnikov «risible» et «minable»: «La chiffe molle a proclamé que les cieux sont vides… Il voit dans la vie la guerre de tous contre tous. Et à la fin, il a entamé une vieille rengaine sur la bonté des petites vieilles, et il compte éteindre l’incendie mondial avec une poire de lavement.» Pourtant le bolchevique est assailli par le doute: «L’angoisse bourbeuse qui le tenait était pire que la souffrance physique

Souslov, apparatchik censeur, dit un jour à Grossman que Vie et Destin ne paraîtrait pas avant deux cent cinquante ans. Il ne se trompait pas sur le compte de l’écrivain en l’accusant de glisser vers le mysticisme. ayant rompu avec son marxisme devenu souffreteux, Grossman prit un ton biblique, inspiré non seulement par le judaïsme mais aussi par le christianisme, car on peut nommer «amour» ce qu’il entend par «bonté».

Contemplant à Moscou la Madone Sixtine de Raphaël avant que les Russes ne la rendent au musée de Dresde, puis parcourant l’Arménie où il rencontra des chrétiens qui l’émurent, Grossman accéda à une sorte de religiosité imprécise et sentimentale. Il avait cependant parcouru une longue route, lui le marxiste athée, auquel les atrocités nazies et l’antisémitisme des dernières années de Staline avaient fait redécouvrir sa judaïté oubliée.

Notes:

1 Timothy Snyder, Terres de sang, Gallimard, Paris, 2012.

2 Vassili Grossman, Vie et Destin, Livre de poche, 9e édition, 2012.

3 Voir le tiré à part: Vassili Grossman, la dernière Lettre, petite bibliothèque slave, L’Age d’homme, Lausanne, 2002.

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