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La grève fraîche et joyeuse

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2008 26 décembre 2014

Les Genevois votent une baisse des tarifs des transports publics. La régie décide de reporter une partie de cette baisse sur les salaires des employés. Ceux-ci font la grève une première fois, menacent de la reconduire quelques jours plus tard. Les autorités se rendent sans combattre.

Les syndicats triomphent sans modestie. Mme Manuela Cattani, présidente de la Communauté genevoise d’action syndicale, déclare1 : «C’est une grève mythique. J’ai été surprise par son ampleur. Un tel blocage de l’outil de travail, une telle mobilisation, c’est du jamais vu. Cette lutte est déjà inscrite dans les annales de l’histoire syndicale.»

La grève de la fonction publique du 16 décembre fait écho à celle des transports publics. La machine se met en route. Les syndicalistes ne semblent pas regretter cette évolution. Ils espèrent même que le mouvement s’étendra à d’autres cantons.

M. Yves Defferrard, du syndicat Unia, annonce: «Nous allons de plus en plus vivre ce type de conflit social dur.» Pourquoi? Les entreprises étrangères qui s’installent chez nous ignorent tout de la paix du travail. D’une manière générale, d’ailleurs, les mœurs américaines font école et le monde économique se désintéresse du partenariat social. Les syndicats perdent du terrain. Les employés, en particulier ceux qui travaillent à temps partiel, rechignent à se syndiquer et à payer des cotisations.

La paix du travail n’est pas une sinécure. Mettre sur pied une convention collective est une affaire délicate. Des deux côtés, il faut écouter ce que dit la partie adverse et distinguer ce qui est pertinent de ce qui est poudre aux yeux, déterminer et justifier sa propre position, serrer les freins, les relâcher, passer par-dessus ce qu’on considère comme de la mauvaise foi et qui l’est parfois, mais parfois non, dessiner les grandes lignes, affiner les détails, prévoir les exceptions, faire une place pour l’évolution vraisemblable, s’assurer que les troupes sont derrière. Et ça rate parfois, et même si ça réussit, tout est toujours à recommencer.

Les représentants des patrons sont talonnés par les libéraux à l’anglo-saxonne qui se passeraient bien de ces simagrées, persuadés que tout accord paritaire ne peut que léser leur capacité d’affronter le marché. Quant aux représentants des employés, ils sont sous la pression d’une extrême- gauche pour laquelle tout accord social est une trahison. La presse ne s’intéresse réellement au dialogue social que lorsque les négociations échouent.

On peut donc comprendre, sinon approuver, que certains syndicalistes aient envie de retourner à la joyeuse simplification de la manif de rue, «tous ensemble, tous ensemble, tous, tous, tous», le coude à coude amical avec les «damnés de la terre», les flics qu’il est si bon de haïr, les politiciens qui s’égaillent comme des moineaux affolés.

Il est vrai aussi que de telles manifestations sont plus propices au recrutement qu’un cours postgrade sur l’histoire de la lutte des classes en milieu rural. Mme Valérie Solano, secrétaire syndicale, signale qu’en trois semaines, l’effectif de son syndicat a augmenté d’un quart, soit cent cinquante nouveaux membres.

Le succès des grévistes est complet, lit-on. C’est une manière de parler. D’abord, on ne sait pas comment on va payer les employés des Transports publics genevois sans diminuer leur salaire ni licencier quiconque durant les trois prochaines années, tout en encaissant moins d’argent avec les billets. Prendra-t-on sur l’école ou sur le social? De toute façon, on prendra sur le citoyen, qui paiera à la fois moins comme usager et plus comme contribuable. La grève, c’est aussi les suites de la grève.

Ensuite, il y a le manque à gagner de la première journée de grève. Il y a la perte d’autorité du Conseil d’Etat, qui va fatalement donner des idées aux plus pacifiques des syndicalistes. Et puis, la grève ne fait pas qu’exprimer le durcissement des relations sociales, elle y contribue aussi. La grève est une rupture de contrat et de confiance. Les partenaires sociaux prennent leurs distances et se préparent de part et d’autre à la prochaine échauffourée. Là encore, le succès de la grève se fait au détriment du bien commun, dont la paix du travail est un élément majeur.

Nous savons que les métiers du bâtiment genevois se sont organisés pour lutter ensemble contre le travail au noir et la sous-traitance en cascade: des inspecteurs paritaires parcourent le canton pour y dénicher et dénoncer les fraudeurs. L’action commune restera-t-elle possible si la confiance se perd? S’est-on seulement posé la question?

Ne serait-ce pas, au fond, que certains chefs syndicalistes sont d’abord des idéologues socialistes? Ils considèrent la paix du travail comme une anomalie historique. Elle est condamnée à disparaître dès que la Suisse aura comblé ce qu’ils considèrent comme son retard social sur les nations européennes. La situation leur offre la possibilité de hâter la marche de l’Histoire.

C’est en tout cas la position aveuglément adoptée par la «grande» presse, qui a pris fait et cause non pas même pour les grévistes, mais pour la grève elle-même, pour la grève en soi. Pour le bonheur de la grève. Pour la mécanique idéologique de la grève. Pour le spectacle de la grève, grand pourvoyeur de titres fumants.

En première page du Matin Dimanche du 7 décembre: «Après les premiers succès, les grèves vont se multiplier en Suisse romande.» Ce n’est pas une éventualité, c’est une certitude journalistique. L’annonce crée le fait. Dessous: «C’est gagné!» Et encore: «Un immense sentiment de victoire.» En page 3: «Gagnante à Genève et à Neuchâtel, la grève va étendre son action.» Le journal insiste: «Et déjà le spectre d’une action durcie hante les esprits.» Ainsi de suite sur deux pages.

La radio et la télévision n’ont pas été en reste. Il ne s’agit plus d’informer platement, ni même d’approuver bêtement, il s’agit de pousser à la roue, d’exciter les troupes, de contribuer par tous les moyens médiatiques à la dégradation de la situation. C’est d’une irresponsabilité pathologique.

 Notes:

1 Toutes les citations sont extraites du Matin Dimanche du 7 décembre 2014.

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