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Puissance du mal, limites de la justice pénale

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1979 1er novembre 2013

Plusieurs jeunes femmes sont assassinées par des repris de justice. A chaque fois, c’est une application déficiente, pour ne pas dire délirante, des décisions de justice qui a rendu le forfait possible.

Alors on s’indigne, on organise des marches blanches, on lâche des ballons, dépose des gerbes de fleurs, brandit des écriteaux «Plus jamais ça»: thérapie de groupe, liturgie fusionnelle, prière à personne qui révèle un sentiment désespéré d’impuissance face au mal.

On se tape le front devant la somme d’incompétences, de suffisance et de négligences qui ont conduit au drame.

On énumère les failles du système. On demande des têtes et, pour une fois, la presse et la population parlent d’une seule voix. On exige une application plus stricte des lois, des mesures d’internement à vie, la réintroduction de la peine de mort.

On dénonce les «psy», psychologues ou psychiatres, caste, pour ne pas dire clergé, de gourous omniscients dont l’avis détermine trop souvent celui du juge.

Emotions et critiques seront de courte durée. Il ne subsistera du chagrin collectif qu’un ou deux bouquets sur le lieu du crime, renouvelés par ceux qui ont vraiment connu et pleurent la victime. Quant aux critiques de la psychiatrie toute-puissante, elles s’épuiseront dans le renvoi d’un directeur de prison, l’affinement des procédures et la mise en oeuvre de nouveaux moyens de contrôle.

Mais, sur le fond, on persiste à considérer comme allant de soi que la question du mal peut être résolue par des moyens «scientifiques». On continue de penser que rien ne se passe qui ne soit contenu dans les événements qui l’ont précédé. Dans cet univers entièrement déterminé, il en va semblablement des phénomènes célestes, des réactions chimiques, des comportements animaux et des actes humains. Et le crime lui aussi est le résultat nécessaire de causes antérieures, l’aboutissement provisoire d’un enchaînement causal inéluctable.

Dans cette perspective, en bonne logique, la liberté et la responsabilité de l’être humain devraient être considérées comme inexistantes. On ne va pas jusque là, parce que le bon sens immédiat et l’expérience de la vie quotidienne nous disent que ce n’est pas vrai. Mais on persévère néanmoins dans cette direction, augmentant l’importance du rôle des facteurs extérieurs dans la commission du délit et réduisant d’autant la part personnelle du délinquant, au point, parfois, d’en faire une victime parallèle.

Le mal n’est qu’une déviance par rapport aux normes rationnelles du comportement humain. C’est une tare individuelle, une carence familiale ou un dysfonctionnement social, rien en tout cas qu’une approche médico-sociale, avec anamnèse, diagnostic et traitement, ne puisse résoudre.

La justice pénale devient un ensemble de procédures pédagogiques et thérapeutiques destinées à réorienter le criminel dans le sens de la collectivité. Sa fonction est de normaliser le déviant et de le réinsérer dans la société.

Pour éviter de désespérer le malade en lui faisant porter le poids d’un acte dont il n’a été que le vecteur, on s’applique à lui donner une «seconde chance», qui n’est au vrai que le droit de commettre un second délit. On adoucit et raccourcit les peines, on généralise le sursis. En un mot, on s’obstine à le considérer comme un homme qui a certes commis une erreur, mais qui, au fond, est désireux de bien faire.

L’attitude forcée de compassion automatique qui, dans certains milieux d’Eglise, remplace le moralisme du XIXe siècle, conforte cette attitude.

Cela explique le rôle important du psy dans les décisions de justice et les modalités d’exécution. Notons que ces praticiens, à part quelques vaniteux médiatiques, sont plus modestes à l’endroit de leur art que la société, qui en attend implicitement monts et merveilles, quitte à les vouer aux gémonies lorsque les choses tournent mal.

Les événements évoqués mettent en question l’approche scientifique du mal. Quand l’assassin de la jeune Marie se retourne d’une façon retorse contre sa victime et prétend inverser l’ordre des responsabilités, il manifeste une perversité consciente, une volonté de nuire, une intelligence sournoise entièrement appliquée à faire prévaloir son intérêt personnel, qui ne relève pas de l’approche scientifique. Le mal se révèle ici comme infiniment plus profond et destructeur qu’une simple défaillance des mécaniques familiale et sociale; il est ramifié, perspicace, inventif; il enferme celui qu’il investit au point de le rendre radicalement étranger aux biens qui nous semblent aller de soi; il se renforce continuellement des réactions insuffisantes de la société. Le thérapeute, le psychiatre, le psychologue restent à la porte.

Leur intervention n’est pour le délinquant qu’un élément de la situation, à affronter ou à éviter. Elle se présente même, parfois, comme une occasion d’agir. A ce moment-là, la maîtrise des opérations appartient au délinquant, qui n’a rien d’autre à faire et qui est moins regardant que le thérapeute en matière de manipulation.

L’esprit du siècle disqualifie a priori les approches métaphysique et religieuse du mal comme imprécises, arbitraires et subjectives. Les récidives si semblables dont nous parlons incitent à penser que ce sont plutôt les psychiatres et les psychologues qui sont voués à l’imprécision, à l’arbitraire et à la subjectivité, étant tout à la fois confinés à la surface de l’âme du délinquant et sommés de le guérir sur le fond.

La justice classique ne se veut ni scientifique ni exhaustive. Son ambition est limitée. Elle laisse au théologien le soin de traiter les questions de fond, celle du mal et de ses causes, du péché originel, de la damnation et de la rédemption. Nantie de cet arrière-fond spirituel qui la cadre, c’est-à-dire tout à la fois la borne et l’oriente, elle ne prétend pas purifier le délinquant sur le fond, ni être toujours en mesure de le réinsérer. Elle s’occupe plus modestement, par une punition publiquement prononcée, de recentrer sur le condamné le trouble que son acte a répandu dans la société. Il ne s’agit que de contenir le mal dans certaines limites, non de le supprimer.

Sur le plan moral et personnel, la peine permet au condamné de s’amender, d’expier son acte, et aussi, parfois, de se libérer lui-même de l’emprise du mal.

Quant à la réinsertion sociale, elle n’est pas le but premier, mais une conséquence occasionnelle heureuse de la peine.

Que faire enfin du délinquant qui a subi sa peine et dont on est certain qu’il va récidiver parce que la science ne peut aujourd’hui rien pour lui? Qu’en faire alors qu’il a «payé sa dette à la société» et qu’on devrait le libérer au nom même des principes de liberté et de responsabilité qui ont justifié sa peine? En 2004, le peuple et les cantons ont répondu en acceptant l’initiative populaire «Internement à vie pour les délinquants sexuels ou violents jugés dangereux et non amendables». Formule choc, claire dans l’intention mais équivoque dans la formulation: l’internement n’est pas une peine. Il n’a pas pour but l’amendement du coupable – qui n’a encore rien fait – mais la protection de la société.

Autrefois, le délinquant irrécupérable était condamné à la peine capitale. Sa condamnation affirmait à la fois sa responsabilité et son incapacité à vivre dans la société humaine. Nous sommes plus doux: nous nous contentons de l’enfermer dans une oubliette en attendant sa mort naturelle.

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