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Introuvable, mais indispensable

Jacques Perrin
La Nation n° 1983 27 décembre 2013

La vérité est comme le mégalithe du film 2001 Odyssée de l’espace, étrangement fiché dans un paysage préhistorique, dont les premiers hommes à face simiesque s’approchent prudemment pour le palper avec effroi.

On dit «la» vérité, on prétend la «détenir», on lui met une majuscule; on la craint comme un dieu sévère qui commande. La vérité, c’est le réel, et le réel, c’est ce qui fait mal. Aussi finit-on par la haïr. La plupart des idéologies, le libéralisme illimité, le communisme, le nazisme, le rationalisme ou le scientisme, ont produit, au nom de la Vérité, des effets monstrueux, si bien que la philosophie postmoderne aimerait se dispenser de cette notion dangereuse.

Est-ce raisonnable? Cette prétention à snober le vrai est grosse de sérieux ennuis. Même dans nos milieux, nous avons entendu tel juriste ou tel historien dire que, dans son domaine, il est impossible d’atteindre une vérité quelconque, que ni le droit ni l’histoire n’ont la vérité en vue, que ces disciplines s’occupent de choses plus sérieuses.

Qu’est-ce que la vérité? Cette question rend anxieux. Pilate, mi-ironique, mi-intrigué, la pose au Christ lui-même (Jean 18:38), et ce dernier garde le silence.

Pour comprendre de quoi il s’agit, il ne convient pas de commencer par des considérations théologiques, mais de s’intéresser aux choses mineures et d’interroger la définition la plus courante.

La vérité est la conformité de l’intelligence au réel, plus exactement des jugements qu’énonce l’intelligence avec les choses. Cette définition fait sourire les postmodernes. Ils n’en proposent pas de plus pertinente. Il faut dire qu’ils n’aiment pas les définitions.

Nous persistons à croire que la vérité n’est pas un monument écrasant, mais une simple relation entre ce qui est dit et ce qui est. Est dans le vrai celui qui dit «l’homme en face de moi lit le journal» si l’homme en face de lui lit le journal. Des vérités si simples, chacun en enregistre des dizaines chaque jour, gâchées par quelques petits mensonges, lorsque par exemple telle jeune fille assure qu’elle vient de finir son devoir d’allemand alors qu’elle a conversé deux heures sur son mobile avec sa meilleure amie.

Bien entendu, quand on examine de plus près la relation de vérité, la situation se complique. Dire que «M. Valentin vient de tourner la page de son journal» présuppose certaines données: un monde extérieur, un langage appris et compris par les locuteurs, des sens qui perçoivent ce qui arrive, la volonté d’exprimer par des mots ce qui a été perçu.

Sans choses, sans langage, sans locuteurs, il ne peut être question de vérité. En énonçant la phrase ci-dessus, je m’adresse à quelqu’un qui connaît M. Valentin, qui sait ce que signifient les mots «tourner», «page», «journal».

Selon Thomas d’Aquin, la vérité est d’abord dans l’intelligence qui juge, mais elle se fonde sur les choses existantes. Elle est plutôt correspondance que conformité ou assimilation. L’intelligence qui connaît ce qu’est un morceau de bois ne se lignifie pas, et pourtant le désir d’unifier pleinement ce qui est dit et ce qui est nous habite. Le rapport de signification demeure mystérieux. Expliquer comment l’expression «ciel bleu» se réfère au ciel bleu ne va pas de soi, mais nous ne cessons pas de parler parce que le langage nous apparaît comme un instrument imparfait.

La vérité ne se démontre pas, elle se montre, accompagnant tout ce que nous affirmons et nions. Elle illumine nos assertions tandis que le mensonge les obscurcit. D’où l’impression qu’elle donne d’être tautologique, de faire double emploi avec le réel. Elle est indissolublement liée au principe de non-contradiction: «Deux jugements contradictoires au même moment considérant le même attribut du même sujet sous le même rapport ne peuvent être vrais simultanément.»

Sans elle, la communication entre personnes perd tout son sel; le discours s’effondre dans l’indifférence ou l’esthétisme.

La difficulté de saisir la vérité tient à la singularité de tout ce qui arrive, au caractère éphémère du réel, à sa fluidité. M. Valentin vient de tourner la page de son journal: cet événement unique ne s’est jamais produit auparavant dans les mêmes circonstances, un mardi de décembre 2013 à 6h29, au café du Commerce. Il ne se reproduira jamais identique à lui-même, car le temps s’est écoulé, irréversiblement.

Interrogeons les personnes présentes à ce moment-là: certaines ont vu M. Valentin lire son journal, prétendant qu’il lisait le Temps alors qu’il parcourait 20 Minutes. D’autres l’ont vu boire un café ou pianoter sur son portable, d’autres encore ne se sont même pas aperçus de sa présence. Autant de témoins, autant de témoignages. Un film immortalisant la scène pourrait mettre un terme aux controverses, mais ce ne serait qu’un double partiel de l’événement, parmi d’autres possibles, pris sous un angle particulier.

Les enquêteurs en tout genre et les juges d’instruction sont les mieux placés pour savoir qu’il est difficile de connaître le vrai à propos d’événements singuliers, même récents. Certains de nos lecteurs ont dû rédiger un constat d’accident. Quel calvaire! Il n’y a pas de connaissance absolument vraie d’un fait singulier, alors que celui-ci s’est précisément produit d’une seule façon, et non pas de trente-six, existât-il trente-six témoignages différents à son sujet! Il y a bien quelque chose à connaître, mais la mémoire et le langage, revenant inlassablement sur les événements pour comparer les perspectives et évaluer ce qui est dit, sont à jamais impuissants à les reconstituer à l’identique, car ils se sont évanouis sans remède.

On ne peut qu’approcher le vrai lorsqu’on tente d’établir des faits passés. Qui saura jamais «la» vérité sur l’assassinat de Kennedy ou sur la fameuse «rencontre» de DSK avec Nafissatou Diallo? Il faut se faire à ce sentiment d’inachevé.

Seulement, la plupart du temps, la vraisemblance suffit. Le langage nous permet de fixer des repères dans le flux des événements, c’est déjà beaucoup. En outre, certains faits ont la bonne idée de se ressembler, de se répéter à peu près. Les témoins parviennent à s’accorder; les enquêteurs et les juges livrent une description assez juste des faits. Si leur travail n’était pas guidé par la volonté de dire le vrai, les prisons seraient peuplées d’innocents.

L’intelligence tend à la vérité. En tant que fin à atteindre, celle-ci discipline nos jugements, leur donne une certaine tenue.

Aucun philosophe ne l’a abandonnée, sinon il aurait cessé d’écrire et de parler. Nietzsche lui-même ne l’a pas fait. Il dit avec raison: «Le service de la vérité est le plus dur des services.»

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