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Le Jura a voté

Ernest Jomini
La Nation n° 1983 27 décembre 2013

Certains de nos lecteurs se sont peut-être étonnés du silence de La Nation avant le vote du 24 novembre. Que l’on n’y voie ni indifférence, ni changement d’appréciation politique face au problème jurassien. En effet, dès 1949, tout au début du combat séparatiste, nous avons affirmé que le peuple jurassien, comme tous les autres peuples qui forment la Confédération helvétique, avait le droit d’exercer la souveraineté cantonale dans le territoire qui historiquement était le sien. Cette position politique n’est en rien modifiée par le récent scrutin, un épisode de plus d’une lutte bientôt bicentenaire.

Le résultat du vote du 24 novembre n’a surpris personne: une nette majorité de la population du Jura-Sud a refusé d’envisager la réunification avec le Canton du Jura. Attachement indéfectible à Berne ou refus de renflouer les caisses vides du Jura-Nord, selon un slogan qui paraît avoir motivé bien des votants? Seul événement nouveau: Moutier, pour la première fois, dégage une majorité nette (plus de 55%) pour un éventuel rattachement à la République et Canton du Jura.

Certaines personnalités du parti pro-bernois ont déclaré au soir du 24 novembre: «Cette fois, la question jurassienne est définitivement réglée.» C’est se réjouir un peu vite. En effet, si le chef-lieu prévôtois (et peut-être certaines communes voisines) se tourne vers le Canton du Jura, cela ne manquera pas d’avoir une répercussion politique sur les districts restés bernois.

Dans les districts de Courtelary et de la Neuveville, un quart environ de la population demeure fidèle au projet d’unité jurassienne et conteste ainsi la légitimité du pouvoir bernois. Qui d’ailleurs peut affirmer qu’en politique les choses sont définitivement fixées? A lire Le Jura Libre, on constate que les responsables du Mouvement autonomiste jurassien n’ont guère été surpris par le résultat du vote; leur volonté de poursuivre la lutte est intacte.

Remarquons que, depuis le rattachement du Jura historique à Berne en 1815 par décision du Congrès de Vienne, la cohabitation de deux peuples dans un même canton a été souvent difficile. Et souvent aussi on s’est imaginé avoir résolu la question jurassienne. Ce fut le cas en 1831 quand le mouvement révolutionnaire conduit par le Jurassien Xavier Stockmar – l’auteur de la Rauracienne, dont Roland Béguelin a récrit le texte en conservant le refrain – renversa le patriciat régnant sur la ville et le Canton de Berne. Le gouvernement bernois, en pratiquant le Kulturkampf et en exilant l’évêque Mgr Lachat dans les années 1875, s’imaginait aussi avoir brisé la résistance des Jurassiens du Nord.

Plus près de nous, on se souvient qu’au lendemain du vote négatif de 1959, beaucoup de commentateurs affirmaient que tout était rentré dans l’ordre. De même, après le vote et les sous-plébiscites de 1974-75, les milieux officiels fédéraux ou bernois se flattaient d’avoir résolu une fois pour toutes le problème jurassien.

En nous plaçant sur le plan de la politique fédérale, nous continuons à affirmer qu’il est malsain d’avoir deux peuples dans un même canton, cas unique en Suisse. Autant nous sommes opposés en principe à toute modification des frontières cantonales et à la création par exemple d’un canton de l’Arc jurassien (Neuchâtel, Jura, Jura bernois), autant nous estimons que l’existence d’un canton correspondant à l’ensemble du territoire du Jura historique serait un bien pour la paix confédérale. Le Canton de Berne, affaibli par la contestation jurassienne permanente, serait plus fort au sein de la Confédération.

Qu’on ne vienne pas nous resservir l’argument du Canton de Berne, pont entre deux régions linguistiques. La Suisse n’est pas un conglomérat de régions linguistiques entre lesquelles il faudrait créer des ponts, mais une alliance confédérale de peuples ayant chacun leur territoire et leur souveraineté. Remarquons en passant qu’on ne dit jamais que Fribourg ou le Valais, cantons bilingues, font le pont entre deux régions linguistiques.

Il y eut, nous semble-t-il, une chance de régler définitivement le problème jurassien au lendemain du 23 juin 1974. Contrairement à toutes les prévisions des autorités fédérales ou bernoises, le OUI l’emportait dans l’ensemble du Jura. «Nom de D…, c’est le contraire!» Cette exclamation tonitruante, sortie de la bouche d’un Jurassien conseiller d’Etat bernois, résonna l’après-midi du 23 juin dans les couloirs du Rathaus de Berne; elle exprimait bien la stupeur du monde officiel. L’additif constitutionnel avec plébiscite et sous-plébiscites avait été élaboré dans l’idée d’un premier vote négatif. Il devait permettre aux districts du Nord de se séparer, mais on espérait bien qu’ils n’en feraient rien. Or, c’était le contraire: l’ensemble du Jura, même avec le vote négatif du district germanophone de Laufon, avait accepté la formation d’un nouveau canton.

Le juriste spécialiste du droit constitutionnel qu’était Me André Manuel soutenait dans La Nation que les sous-plébiscites par districts et par communes, mis en place par l’additif constitutionnel, ne pouvaient avoir lieu puisque l’ensemble du Jura avait voté OUI. Profitant du choc provoqué à Berne et chez ses fidèles partisans au Jura par ce résultat inattendu, le Conseil fédéral aurait pu dans l’immédiat intervenir par une action politique. Un médiateur était à disposition: Paul Chaudet. L’ancien conseiller fédéral avait compris la gravité du problème jurassien quelques années auparavant malgré (ou grâce à) un coup de hampe de drapeau heurtant son crâne lors de l’échauffourée des Rangiers. On devait négocier, donner des garanties aux pro-Bernois du Sud et travailler à la réconciliation sous l’égide de la Confédération. Mais il fallait agir très vite. Le juridisme étroit du conseiller fédéral Kurt Furgler voulut qu’on mît en marche le mécanisme des sous-plébiscites, accompagnés des célèbres caisses noires, avec le résultat que l’on connaît. Il est certes toujours vain de vouloir refaire l’histoire. Mais on est en droit de penser qu’une chance de solution du conflit a été perdue à ce moment-là.

Alors la question jurassienne est toujours d’actualité: le combat pour Moutier est maintenant engagé. Moutier: «La clef du Sud», déclarait Roland Béguelin. On en reparlera.

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