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Le Patois

Michel Campiche
La Nation n° 1986 7 février 2014

C’était la leçon de géographie. Notre professeur, Auguste Vautier, ne ressemblait pas à ses collègues. Il ne nous infligeait pas les listes de capitales, ou ces énoncés de ports américains, ni ces noms de sommets oberlandais qui nous écorchaient le gosier. Sac au dos, il avait parcouru la Suisse. Au lieu de débiter la matière puisée dans le manuel, il faisait part de ses observations et de ses souvenirs. Quand il était question du Gothard, il évoquait le passage de l’armée russe de Souvorov, en 1799. A propos des stations de montagne, il nous décrivait les débuts de l’hôtellerie, au temps où les bagages arrivaient à dos de mulet, et quand les premières skieuses portaient une longue jupe et s’aidaient d’un unique bâton plus haut qu’elles.

Un après-midi, le directeur entra. Le maître le fixa d’un regard noir. Il s’agissait d’un concours proposé aux écoliers de Suisse romande, sur le thème: Pourquoi j’aime le français. Camille Dudan, qui avait l’élocution facile, nous engagea vivement à participer, après quoi il se lança dans l’éloge du français.

N’était-il pas l’auteur d’une plaquette qui avait pour titre Le français, notre langue? A la radio, il assurait une émission de défense de la langue, La paille et la poutre. A force de rechercher la correction et la pureté, son style, parlé ou écrit, perdait toute vie. Un langage en conserve, stérilisé.

Le maître lança un coup d’œil en direction de la porte qui venait de se refermer, puis il se redressa: «Tout ça, c’est bien joli, mais notre langue, ce n’est pas le français, c’est le patois.» Et comme il percevait de l’étonnement, il insista: «Oui, le patois. Le français, il nous est venu d’ailleurs.»

Nous n’entendions que rarement parler du patois. Il nous en restait l’opinion que c’était un français dégénéré, une espèce d’argot campagnard qui subsistait chez des populations attardées, mais que les progrès de l’instruction avaient fait disparaître de chez nous. C’était, une fois de plus, ce manque d’estime de nous-mêmes qui nous causa tant de tort. Ramuz appréciait notre langue d’origine: «Notre patois, qui a tant de saveur, outre de la rapidité, de la netteté, de la décision, de la carrure (les qualités précisément qui nous manquent le plus quand nous écrivons en français).»

Il y avait bien, chaque année, dans Le Messager boiteux, un récit en patois, dont je lisais la traduction sans même regarder l’original. On m’eût bien étonné si on m’avait dit que le Major Davel, dans son étude de notaire, à Cully, parlait patois avec ceux de ses clients peu familiers avec le français, ou bien que Louis Ruchonnet, en plein Grand Conseil, répliquait en patois à un député qui parlait avec dédain du vieux langage.

Plus tard, à l’Université de Fribourg, je rencontrai des étudiants valaisans qui savaient leur patois. Il leur arrivait d’en user entre eux.

Chez nous, le proche voisinage, écrasant du point de vue linguistique, de la France, et aussi les circonstances, amenèrent la disparition de notre parler d’origine.

Lorsque Berne imposa la Réforme, les premiers pasteurs, anciens prêtres ou religieux, nous vinrent de France, et le français fut dès lors la langue du catéchisme, de la prédication et de la lecture biblique. Plus tard, ce qui put se maintenir du patois devint l’objet d’une proscription. Le 29 octobre 1806, le Petit Conseil (exécutif) du Canton de Vaud décrétait: «Les Régents interdiront à leurs écoliers, et s’interdiront absolument à eux-mêmes, l’usage du patois, dans les heures de l’Ecole et, en général, dans tout le cours de l’enseignement.»

A cette époque, l’Acte de Médiation nous imposait la tutelle française, et nos magistrats suivaient l’exemple de l’Empire napoléonien qui, dans sa volonté de centraliser, considérait avec défaveur la persistance du breton, de l’occitan ou du provençal.

L’interdiction s’étendit même aux vocables isolés. Mon grand-père se souvenait qu’à l’école de Sainte-Croix, vers 1870, on faisait la chasse aux mots «pas français». Un élève disait-il camber au lieu d’enjamber, ou bien le péclet et non la clenche, il subissait une sanction, comme balayer la classe ou transporter le bois de chauffage. L’école, dans son zèle purificateur, se montra tenace. J’ai déjà raconté qu’un maître de collège nota une observation dans la marge d’un de mes travaux parce que j’employais le mot chiron. Par la suite, un puriste m’apprit qu’on disait une veillotte. J’imaginai: lors de mes vacances à la campagne, j’accompagne le domestique. Avec sa fourche, il entasse le foin en petits monticules réguliers, et je râtèle autour. Je lui dis: «Oncle Emile, encore trois veillottes et on a fini.» Et lui me regarde: «Mais qu’est-ce que tu me racontes là?»

De nos jours, le patois constitue un objet d’étude pour les philologues et les grammairiens, mais qui le tient encore de naissance? Une langue se conserve lorsqu’on la parle dans les familles. Le moment arrive où une génération parle encore le patois, la suivante le comprend sans le parler, la troisième ne le comprend plus. Des personnes isolées maintiendront une survie temporaire, et puis le patois tombera au rang de langue morte.

Nous en sommes là. Mais ailleurs, que voyons-nous? Dans les cantons suisses-allemands, les patois prospèrent, au point qu’aujourd’hui on en use même à l’Université. Certains dénoncent une telle prolifération comme risquant de replier les cantons alémaniques sur eux-mêmes et de provoquer leur isolement culturel. Dans une partie de la Suisse, les patois disparaissent, tandis qu’ailleurs ils se renforcent.

Faut-il qu’à nous, Vaudois du XXIe siècle, le parler de nos ancêtres demeure aussi étranger que le langage d’une tribu amazonienne? Il existe un moyen de le connaître quelque peu. Le pasteur Pierre Guex a mis en patois les cent-cinquante psaumes bibliques. On peut lire attentivement deux ou trois strophes dans la traduction française1, éventuellement dans la Vulgate latine, et ensuite les relire en patois. Il s’agira d’une lecture visuelle, puisque la prononciation, à moins de l’apprendre d’une personne compétente, n’est pas à notre portée. Avec un peu de persévérance, on acquerra une certaine familiarité avec ce parler d’autrefois. Et nous ressentirons, par-delà les générations, un lien ténu, mais un lien quand même, avec ceux qui furent avant nous, et nous retrouverons une part de l’héritage perdu.

 

Notes:

1 La version Second, et aussi la Synodale, conviennent particulièrement.

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