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Raconter pour guérir

Eric WernerLa page littéraire
La Nation n° 1986 7 février 2014

La dernière en date des guerres européennes a été la guerre des Balkans, il y a une vingtaine d’années. Que sait-on en fait de cette guerre aujourd’hui oubliée, trop vite oubliée? Le moindre intérêt du dernier livre de Slobodan Despot1 n’est pas de nous interpeller à ce sujet. L’auteur lui-même n’a pas participé à cette guerre: à l’époque, déjà, il vivait en Suisse. Mais il l’a vécue à distance, d’autant plus douloureusement, d’ailleurs, qu’il n’y participait pas. Et donc, aujourd’hui encore, elle continue à le hanter, à occuper ses pensées. Lui-même évoque un possible sentiment de culpabilité. Il dit qu’il est passé à côté.

Mais se tromperait-on beaucoup en disant que la composition même de ce livre lui a permis, sinon de tourner la page, du moins de se sentir moins mal à l’aise avec ces choses? De les sublimer? C’est la fonction même de l’œuvre d’art. Elle met du baume sur les plaies, aide à se réconcilier avec soi-même. Je parle de baume, mais ce pourrait être aussi du miel!

Parfois aussi l’on en vient à admettre (le plus difficile, peut-être) que, dans une guerre, n’importe laquelle d’ailleurs, personne n’a jamais complètement raison ni complètement tort. Ce n’est pas explicitement dit dans le livre, mais l’idée n’en transparaît pas moins en filigrane.

Le roman emprunte beaucoup à la réalité, mais c’est une réalité largement médiée, réinterprétée. Ce que suggère d’ailleurs la construction même du livre, en forme de poupée russe. Car il y a en fait trois récits dans ce roman. Trois récits étroitement imbriqués entre eux, et donc aussi trois narrateurs.

L’auteur nous raconte une certaine histoire, mais cette histoire, s’il la raconte, c’est que quelqu’un d’autre, un jour, la lui a une première fois racontée: en l’occurrence Vera, une naturopathe de Belgrade qui lui prodigue des soins. Vera le soigne donc, le soigne, comme elle sait le faire, avec des plantes, mais elle lui raconte aussi cette histoire. Et si elle la lui raconte, c’est bien sûr qu’elle pense qu’elle lui fera du bien. Cela fait partie de la thérapie. Car soigner le corps, c’est aussi soigner l’âme: ce que la médecine officielle, on le sait, a depuis longtemps désappris à faire. Or Vera n’est elle-même qu’un chaînon dans la transmission. Cette histoire qu’elle raconte lui vient de quelqu’un d’autre encore: Vesko, que le hasard, un jour, lui a fait rencontrer.

C’était en 1995, sur une autoroute. La voiture de Vesko était tombée en panne, et Vera lui est venue en aide. Vesko rentrait d’un long et dangereux périple, il était allé chercher son vieux père en Krajina, une province de l’ex- Yougoslavie alors peuplée de Serbes. Une offensive de l’OTAN les en avait chassés, mais le père de Vesko était resté sur place. Et donc Vesko part à sa recherche. On ne racontera pas ici l’histoire, elle ne se résume pas. Mais le miel y occupe une grande place. Il symbolise la vie sous toutes ses formes. Il soigne et guérit. C’est aussi une monnaie d’échange, il permet aux hommes, malgré leurs divergences, les haines, parfois, qui les opposent, de communiquer entre eux. Si le voyage ne se passe pas trop mal, c’est bien sûr grâce à lui.

Le véritable miel, en fait, c’est le récit lui-même. On pense ici à la parabole du semeur, dans l’Evangile. Le récit se retourne ici sur lui-même, au sens où il est à lui-même son propre objet. C’est un récit «en abîme». Or le récit lui-même renvoie à celui qui le fait circuler, en l’occurrence Vera, la naturopathe. Dans le roman, c’est elle qui occupe la position médiane. Elle recueille le récit de Vesko, avant de le retransmettre à l’auteur. Encore une fois, elle sait ce qu’elle fait en le lui retransmettant. Ce n’est pas pour rien qu’elle est naturopathe. Et maintenant c’est Slobodan Despot lui-même qui joue ce rôle.

Notes:

1 Slobodan Despot, Le miel, Gallimard, 2014, 127 pages.

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