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House of cards: la laideur parlementaire

Félicien Monnier
La Nation n° 1986 7 février 2014

Le congressman Francis «Franck» Underwood est député au Congrès de la 5e circonscription de Caroline du Sud. Il est membre du parti démocrate dans sa version sudiste: proche de la terre, pragmatique, amoureux autant de sa sublime femme que du Bourbon.

Au congrès, Underwood exerce la curieuse fonction de House majority whip. Le whip, littéralement le fouet, est chargé de conduire les sénateurs de son parti au vote, rappeler les récalcitrants, remettre à l’ordre les paresseux. De lui dépendent le quorum et la majorité. Il coordonne l’action de son parti avec le Majority leader, entendons le chef de groupe parlementaire. C’est dire si Franck Underwood exerce une fonction-clef.

La campagne présidentielle qui vient de s’achever n’eût donc pu être menée sans lui. Garret Walker, locataire fraîchement élu de la Maison Blanche, lui doit une fière chandelle. Comme le veut la tradition, Underwood a monnayé son soutien. En échange de son coup de main, il veut être Secrétaire d’Etat aux relations étrangères. Mais une fois élu, le président lui refuse le poste: «Francis, tu nous es plus utile au Congrès. Sans toi rien ne s’y fait.» Avec sa femme Claire, le congressman Underwood décide de se venger. La série télévisée House of Cards peut commencer. Kevin Spacey tient magistralement le premier rôle.

Underwood est mû par une certitude, assez simple au demeurant. L’homme est attiré par deux choses: l’argent ou le pouvoir. Si l’argent donne du pouvoir, il affaiblit celui qui a d’abord du pouvoir. L’argent ne permet que de jouir de l’instant. Le pouvoir permet de laisser sa trace dans l’histoire. Underwood constate qu’à Washington beaucoup ont préféré l’argent au pouvoir. Ce sont tous les lobbyistes, avocats et autres sbires de la grande économie américaine. Lui est conscient d’appartenir à une autre race, faite du même marbre que le Capitole. Convaincu que seul le pouvoir permet la vraie liberté, Underwood ne va plus suivre que sa propre ambition: être désigné vice-président, et ainsi pouvoir prétendre au Bureau Ovale deux législatures plus tard.

Pour le congressman, tous les moyens sont bons. Frank Underwood sait la puissance que confère la maîtrise de l’information. Il n’hésitera pas à divulguer des filons inédits et orientés à une jeune, jolie et prometteuse stagiaire du Washington Herald, du nom de Zoé Barnes, en échange de son absolue discrétion. Mais beaucoup d’hommes grisés par le pouvoir ne conçoivent pas ce dernier que politique. La jeune Zoé en fera les frais.

Pour devenir vice-président, il faut que la place se libère. Or il se trouve que l’actuel a quitté son poste de gouverneur de Pennsylvanie pour aller à Washington. La campagne électorale de remplacement est en cours. Underwood n’hésite pas à manipuler le parti démocrate pour placer son poulain comme candidat. Mais le poulain a été bien choisi. Alcoolique et cocaïnomane, le député Peter Russo a été sauvé de la déchéance complète par Underwood. Ce dernier l’a forcé à se soigner. Mais Underwood connaît les hommes. L’alcool guette ceux qui lui ont échappé. Il sera simple de le faire chuter à nouveau: une prostituée et une bouteille de whisky feront l’affaire.

Pris au dépourvu, le président n’aura d’autre choix que de laisser son vice-président sauver le siège de Philadelphie. C’est un Etat-clef pour garder la majorité au congrès. Il ne faut pas laisser les républicains y redessiner la carte électorale. Probablement Underwood se soucie-t-il réellement de cette carte électorale. Mais le bien du parti est-il autre chose qu’un moyen de se propulser soi-même en avant?

La série pose la question lancinante que nous soumettent les régimes démocratiques. Comment concevoir que celui qui est arrivé au sommet par les compromissions les plus tristes se mette soudain à vouloir le bien d’une communauté qui ne l’y a souvent hissé qu’à une faible majorité?

Dans House of cards, un parlementarisme caricaturé montre toute l’ampleur de la laideur dont le régime est capable. L’hypocrisie règne. Le sentiment de la contradiction ne constituera jamais un obstacle. Si Underwood doit un jour s’allier publiquement à un puissant lobby industriel polluant le Delaware, il le fera. Qu’il ait défendu précédemment des règles très strictes en matière de protection des eaux n’y changera rien. Il trouvera bien, en temps voulu, le moyen de ridiculiser le journaliste trop tâtillon.

Underwood prétend toujours tout maîtriser, et ne craint rien de plus que la perte de contrôle. Il lui arrive de perdre la vue d’ensemble, généralement pour avoir laissé jouer ses sentiments, comme lorsqu’il prend sa femme à témoin dans un débat sur CNN. Il se le fait reprocher par son adversaire et réalise que ce dernier a raison. Il se met alors à bredouiller et à perdre le fil. Les réseaux sociaux auront vite fait de disperser sur la toile ses propos les plus incohérents. Underwood n’est pas une machine. Bien au contraire, son ambition, sa passion du pouvoir n’est qu’un trait, parmi d’autres, de la nature humaine.

Il appartient aux institutions et aux mœurs de cadrer ces passions. Si la nature humaine est un donné, il faut savoir la conduire et l’orienter au bien de la communauté. Le propos de House of cards à ce sujet n’est guère réjouissant. Les institutions décrites permettent d’épanouir et libérer cette ambition individuelle et disproportionnée. Le congrès offre une tribune et, surtout, un vivier à manipulations. Quant aux médias, s’ils sont un contre-pouvoir, ils servent souvent la cause de quelque individu. Un crime médiatique profite trop souvent à d’autres qu’à son auteur; tout comme il peut faire chuter le plus honorable des citoyens.

La série évoque intelligemment la concurrence entre médias traditionnels, représentés par le rédacteur en chef du Washington Herald, et les médias issus des technologies de l’information. Zoé en est une utilisatrice assidue. Elle parvient à faire licencier le rédacteur en chef du Herald après qu’il lui a passé un savon. Il lui a suffi pour cela de publier le contenu dudit savon sur twitter…

Ce pauvre réd’chef apparaît comme le seul personnage honorable de la série. Il est le représentant de ce qui reste de la grande presse américaine. Pétrie de déontologie, cette dernière est attachée aux anciennes manières, à l’image du rite hebdomadaire de la conférence de presse du Bureau ovale. Le souci de la vérité lui fait voir dans les réseaux sociaux le danger de la dérive individualiste. Il le comprendra à ses dépens.

House of cards dresse un portrait sanglant de la postmodernité. L’individu voit ses forces décuplées par la technologie, et son ambition de les accompagner. Les mœurs se délitent. Le couple sexe et pouvoir s’est affranchi de sa pudeur de jadis. L’individu est roi. Seuls comptent les objectifs qu’il se fixe à son niveau. Les moyens mis en œuvre ne comptent pas.

Une scène est significative. Après avoir essuyé deux échecs, le président des Etats-Unis veut faire accélérer un processus législatif contre l’avis d’Underwood. Celui-ci est pourtant responsable – volontairement, ses intérêts ne sont pas toujours ceux du président – de ces échecs. A l’injonction présidentielle, Underwood répond un simple mais autoritaire «Non!». L’action est alors suspendue, Kevin Spacey tourne le sourire cynique de son personnage vers la caméra. Il explique au spectateur: «Je reconnais qu’il faut une sacrée dose de courage pour s’opposer à l’homme le plus puissant du monde libre, mais parfois, le respect s’obtient de cette seule manière.» Le président change de sujet de conversation, appelle sa secrétaire. Underwood se retire. Il a gagné. Et la nation? Un château de cartes.

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