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Du monde commun à l’individualisme techno-libéral

Jacques Perrin
La Nation n° 2194 11 février 2022

Depuis plus de dix ans, le philosophe Eric Sadin scrute la réduction de toute chose à une série de chiffres. Les algorithmes, la siliconisation du monde, l’intelligence artificielle et l’humanité augmentée sont ses thèmes de prédilection.

L’individualisme libéral, né dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, a favorisé les sciences exactes et le commerce mondial. Son avatar néo-libéral règne. Dans L’ère de l’individu tyran, la fin d’un monde commun (Grasset, 2020), Sadin s’efforce de décrire l’influence de la numérisation sur la vie politique et la relation entretenue par le néo-libéralisme avec les techniques dont il a accompagné le développement entre 1980 et 2020: l’informatique, l’ordinateur, le smartphone et les réseaux sociaux, dont personne ne peut se passer.

L’étude de Sadin, plutôt sombre, repose sur trois idées.

D’abord, toute technique est un médicament et un poison: elle facilite la vie sous bien des aspects et la complique sous d’autres, nous le savons tous. Le libéralisme individualiste technophile accroît notre autonomie tout en nous assujettissant aux algorithmes. Ensuite la mondialisation technique et commerciale offre l’abondance, mais condamne au malheur beaucoup de gens gagnés par la colère. C’est ce que ressentaient Marx en 1851, Rimbaud en 1873, Dostoïevski en 1876 et le philosophe Peter Sloterdijk en 2005, effrayés devant le Crystal Palace de Londres, monument de métal et de verre à la gloire de l’industrie et de la bourgeoisie: une minorité s’emparerait du butin promis tandis que proliféreraient les laissés-pour-compte rongés par le ressentiment. Enfin, selon Sadin, l’effondrement du monde politique commun se produira avant la catastrophe écologique annoncée par les climatologues du GIEC.

Paradoxalement, l’individualisme ne produit pas d’individus distincts, il les agglomère en une foule solitaire, selon l’expression de David Riesman en 1950. L’individu massifié se croit tout-puissant grâce aux appareils que l’industrie numérique met entre ses doigts, mais perd en fait son autonomie, soumis aux directives de puissantes sociétés américaines, les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). L’individualisme uniformise les gens sans les unir. Les ensembles politiques s’effacent au profit de bandes éphémères, mues par le désir de consommer, de jouir et de détruire. Les techniques de communication permettent de s’affranchir du lieu sans créer de vraies communautés de substitution.

Après les guerres de religion, le libéralisme promet un monde meilleur, en harmonie avec les droits naturels détenus par tout individu. Il met sa confiance dans le libre gouvernement de chacun selon sa conscience. Les individus seront égaux sur la ligne de départ d’une course à l’enrichissement. Leur ascension dépendra de leur application au travail. Une main invisible régulera l’offre et la demande et apaisera la concurrence. Le doux commerce assurera paix et abondance.

Il faut avouer que cette promesse vieille de trois siècles a été tenue sur une grande partie de la planète, la prospérité et la maîtrise technique ayant été acquises, non sans mal: deux guerres mondiales dévastatrices, un accroissement trop rapide de la population du globe, une consommation illimitée des ressources de ce monde, des atteintes aux conditions de survie.

Après la Seconde Guerre mondiale, le néo-libéralisme s’est accommodé de l’Etat-providence. Des correctifs ont été apportés: indemnités en cas de chômage, assurance-maladie et pensions de retraite compensaient les effets de la concurrence mondiale, du travail à la chaîne et de salaires parfois dérisoires. Durant les Trente Glorieuses, le niveau de vie général s’éleva, la consommation fut stimulée, le choix de produits et de divertissement se diversifia, la durée du travail diminua et les salaires augmentèrent.

En 1973, le choc pétrolier grippa la machine. Les premières délocalisations eurent lieu, la compétition accrue comprima les corps et les esprits. La main-d’œuvre sous-payée du Sud permit de diminuer les prix au Nord tout en y augmentant le chômage.

Selon Mme Thatcher, aucune alternative au libéralisme n’était concevable. La mobilisation économique générale était décrétée. Le tournant néo-libéral imposa une politique de rigueur budgétaire, le management exigea des employés un niveau plus élevé d’adaptabilité, de flexibilité et de créativité. La consommation de produits et jouissances variés faisait oublier la servitude au travail. La famille et la patrie cédaient le pas devant le rêve de l’individu planétaire autonome. Chacun était appelé à gérer son capital humain, à devenir l’entrepreneur de soi-même. Just do it, nous enjoignait la firme Nike. Les syndicats perdaient leurs adhérents. There is no such thing as society, la société n’existe pas, disait aussi Mme Thatcher.

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