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Un paysan, ça sert à quoi?

Jean-Michel Henny
La Nation n° 2000 5 septembre 2014

Les statistiques montrent chaque année que les domaines agricoles se raréfient en Suisse, comme dans le monde. Le Canton de Vaud ne fait pas exception. Il reste chez nous à peine 4 000 exploitations qui cultivent malgré tout plus de 108 000 hectares de terre, soit 1 080 000 000 m2 de surface agricole utile, pour employer la terminologie des agronomes. En 1980, il y avait encore 8 600 exploitants pour cultiver presque la même surface. Cela signifie que les entreprises qui disparaissent permettent à celles qui subsistent de s’agrandir. Là où une famille entière avec des employés peinait à labourer, moissonner et traire, une personne bien équipée en machines et installations fixes œuvre seule aujourd’hui. Mais les investissements sont lourds; les tracteurs et les robots de traite sont chers.

Faut-il s’alarmer ou se réjouir de cette évolution? Ni l’un ni l’autre. Le progrès technique, les succès de la recherche agronomique et l’exode de la main-d'œuvre agricole ont conduit à ce résultat. Il faut en prendre acte, peut-être avec nostalgie, comme on regrette l’épicier du village qui a disparu au profit du centre commercial du bourg voisin. Mais qui allait encore dans sa boutique?

Entre 1939 et 1945, les Suisses, coincés au centre d’une Europe en guerre, ont eu peur de la famine. Ils se sont serré la ceinture et ont découvert la culture des patates dans les parcs publics. Le Plan Wahlen a été une réussite car il a permis d’assurer l’approvisionnement du pays malgré les blocus et les disettes chez nos voisins. A la fin de la guerre, chacun savait à quoi sert un paysan: à produire la farine du pain quotidien.

La Confédération a alors décidé de protéger et de choyer ce producteur en lui concoctant un filet protecteur fait de mailles constitutionnelles et légales, avec des ordonnances et règlements innombrables. Le prix du lait était fixé par Mère Helvetia, tout comme celui du blé, de la betterave à sucre et de bien d’autres produits. Les barrières tarifaires et les droits de douane maintenaient un rempart protecteur qui soutenait les prix et privilégiait l’écoulement des produits indigènes. Les crédits d’investissements favorisaient la modernisation des exploitations en allégeant la charge financière. Le droit foncier rural donnait la priorité aux exploitants à la valeur de rendement.

Et malgré toutes ces mesures, le nombre des paysans a chuté; les entreprises se sont agrandies. Mais le paysan, bien que soutenu, vivait de la vente de ses produits. La Confédération donnait un coup de pouce et le consommateur faisait le reste. Ce n’était pas «libéral».

L’Organisation mondiale du commerce a condamné les entraves et taxes douanières. Les murailles sont tombées. Mais ces murailles étaient des digues contre le tsunami des prix bradés sur les marchés internationaux. Il fallait donc trouver la parade ou alors accepter la ruine des agriculteurs et leur disparition.

Les paiements directs sont arrivés: le libéralisme aux frontières, l’étatisme à la ferme. Et la Suisse n’était pas la seule. L’Europe s’y est mise, et même les pays réputés libre-échangistes comme les USA.

Mais qu’est-ce qu’un paiement direct? Au lieu de contrôler les quantités et les prix à la frontière, on laisse les prix s’effondrer ou alors, dans certains cas, s’envoler, et on complète le revenu agricole par des subsides liés à la surface cultivée ou au nombre d’animaux détenus, selon les modes de culture plus ou moins écologiques ou de détention plus ou moins éthologique. La Confédération a versé 2,8 milliards de francs en 2012.

Beaucoup d’exploitations tirent aujourd’hui des revenus plus élevés des paiements directs que de la vente de leurs produits. Imaginerait-on, sous prétexte de libéralisme, que l’on ouvre totalement la frontière au fameux «plombier polonais» sans exiger que son patron se plie aux normes des conventions collectives helvétiques, et qu’en contrepartie la Confédération verse au plombier suisse un «salaire direct» destiné à compenser le manque à gagner? C’est pourtant ce qu’on fait pour l’agriculture.

Le paysan est et reste un producteur de denrées alimentaires. C’est son rôle; c’est son métier. Il doit pouvoir vivre de son métier sans être «payé pour rester». Car l’entretien du territoire, la protection de l’environnement, le peuplement des zones rurales reculées et la préservation du paysage sont des conséquences de l’activité et de l’existence même des paysans à travers le pays. Ce ne sont pas des objectifs que doit poursuivre la politique agricole, contrairement à ce qu’affirme la Constitution fédérale. Ces effets bénéfiques sont des sous-produits profitables et bienvenus de l’activité agricole.

De quoi les paysans peuvent-ils avoir besoin pour vivre correctement du produit de leur travail?

D’un peu de protection à la frontière, comme tous les travailleurs helvétiques, grâce aux règles empêchant la sous-enchère et le non-respect des conventions collectives de travail, même dans le cadre des Accords bilatéraux qui établissent pourtant la «libre-circulation».

D’un système leur assurant la disponibilité de terres à cultiver à des prix exempts de spéculation, tant dans le cadre de successions qu’en cas d’achats.

D’un peu de protection certes, mais appliquée simplement, sans un arsenal réglementaire pléthorique. Le système des paiements directs actuel est devenu une jungle d’une densité équatoriale qu’il faut en tous les cas élaguer.

La souveraineté alimentaire est à la mode. Les Chinois, qui craignent de ne plus trouver assez à manger chez eux, achètent ou louent des terres en Afrique et ailleurs. Il n’est pas nécessaire de les imiter. Mais il faut que nos paysans bénéficient de conditions favorables pour nous nourrir et diminuer notre dépendance; nous ne produisons que 60 % des calories que nous consommons.

Le paysan exerce un métier à nul autre pareil. Il cultive la terre, moyen de production non-extensible, et nourrit ses semblables. Il ne peut être abandonné à la concurrence sauvage des marchés mondiaux. Il doit bénéficier d’une certaine protection étatique. Mais la Confédération doit cesser de le mettre sous la perfusion des paiements directs. Elle doit lui donner l’occasion de retrouver la santé économique en exerçant son art.

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