Chronologique ou thématique, nous avons besoin d’histoire vaudoise
Le bruit court que l’enseignement de l’histoire dans l’Ecole obligatoire sera désormais thématique plutôt que chronologique.
Est-ce vrai? Est-ce regrettable? L’opposition entre ces deux approches était en vogue dans les années septante. Il s’agissait de remplacer l’histoire «événementielle», qu’on appelait aussi l’«histoire-bataille», présumée sèche et brutale, par l’étude de la vie quotidienne, des mœurs, de l’économie, des arts et des courants d’idées.
Les historiens marxistes, ayant alors pignon sur rue, approuvaient cette évolution.
Pour eux, l’enseignement de l’histoire était d’abord l’occasion de casser les ressorts rassurants et mensongers de l’histoire «bourgeoise», ses racines sentimentales, son passé fantasmé de grands hommes et de nobles actions. Dans cette perspective, ils avaient tout intérêt à soutenir l’élimination d’une approche chronologique qui les maintenait sous le joug du fait et de la proportionnalité.
Ajoutons que l’abandon d’une chronologie sollicitant un travail systématique de la mémoire s’accordait fort bien avec la paresse native de l’écolier moyen.
Histoire vaudoise thématique ou chronologique? Vaine opposition! La chronologie, couplée à la géographie, fixe l’ordre basique nécessaire à la compréhension des choses. Car un fait n’est jamais seul. On ne le saisit bien qu’en le reliant, par des liens proportionnés de causalité, à d’autres faits proches dans l’espace et dans le temps.
Et de proche en proche, ces relations permettent de dessiner aussi bien les constantes, politiques, psychologiques, culturelles, d’une nation que les étapes brillantes ou mornes de son évolution.
Privée d’une base chronologique, l’histoire n’est plus qu’un bric-à-brac d’anecdotes plaisantes ou horribles dont on ne tirera au mieux que d’inefficaces leçons de morale.
La suppression totale de la chronologie est d’ailleurs impossible. L’historien spécialiste de la puériculture, de l’architecture, de l’alimentation ou même de la mode ne saurait y échapper. Si je m’intéresse à l’art militaire du XXe siècle, ou à l’agriculture du XIXe, je ne peux les comprendre et les présenter correctement que dans un ordre chronologique qui souligne la succession des influences reçues ou exercées, la transmission du savoir des inventeurs à leurs disciples, l’enchaînement des erreurs et des rectifications.
L’histoire thématique est elle aussi chronologique.
Et inversement, les batailles sont elles aussi un thème. L’histoire des dates, des conflits et des traités relève de l’histoire thématique.
La chronologie, c’est le squelette, nécessaire, mais insuffisant pour des hommes de chair et de sang. L’approche thématique, c’est la chair. Elle manifeste la vie et la diversité du monde, elle enrichit, elle rend plus concrète et complète la chronologie qui la structure.
La diversité de l’histoire thématique est aussi nécessaire en ce qu’elle empêche une dérive unitaire de l’histoire chronologique qui, réduisant le passé à une suite d’actes de l’Etat, peut entraîner une vision exclusivement étatique, pour ne pas dire totalitaire, de la société.
L’approche thématique ne conteste pas l’unité de la nation, elle en donne une vision plus différenciée.
Nous voulons donc à la fois du chronologique et du thématique. Nous voulons la rigueur de la trame et les nuances colorées de la broderie, la chair de la vie et le squelette qui la tient debout.
Mais aujourd’hui, au point où nous en sommes d’ignorance épaisse et de honte d’être soi, nous ne sommes pas si exigeants. Nous sommes prêts à accepter à peu près toute forme d’histoire vaudoise présentée aux écoliers. Qu’elle soit thématique ou chronologique, histoire des batailles ou histoire de la culture, histoire économique ou littéraire, histoire des traités internationaux ou de la centralisation administrative, nous prenons tout. Nous prenons les faits présentés comme faits, les légendes présentées comme légendes, les jugements présentés comme jugements. Nous prenons, en nous conservant la liberté de les contester, les points de vue historiographiques les plus divers quand ils sont annoncés comme tels. Leurs empoignades feront avancer la connaissance, le jugement et la conscience historiques.
L’important, c’est que les petits Vaudois (et leurs parents, pas mieux lotis) apprennent enfin à connaître leur passé, et que les étrangers en voie d’assimilation explorent dans toute sa profondeur le terreau où ils sont appelés à prendre racine.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- A propos du fait historique – Olivier Delacrétaz
- L’histoire vaudoise pour les non Vaudois – Cédric Cossy
- Ils virent qu’ils étaient nus – Jean-Blaise Rochat
- «Que faire des milliers de nouveaux civilistes?» Leur donner des fusils! – Félicien Monnier
- Aventures argentines III – Cosette Benoit
- Le retour des hérésies – Lionel Hort
- Les 150 ans de Richard Strauss – Jean-François Cavin
- Evitez d’éteindre les incendies avec de l’essence! – Le Coin du Ronchon
- Une fausse note bienvenue – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Futurologie médicale – Jean-François Luthi
- Quand la presse découvre les règles de l’économie – Pierre-Gabriel Bieri
- Ennemis intimes – Jacques Perrin
- Augustin d’Hippone, la perception du temps – Laurent Paschoud
- Ils ont osé – Ernest Jomini
- L’irréductible pasteur Goll de Frank Bridel – Jean-Jacques Rapin
- Opéra transposé, opéra trahi? – Jean-François Cavin
- Gastrosuisse et la TVA – Jean-François Cavin
- Pas de boucan pour les toucans – Le Coin du Ronchon