«Que faire des milliers de nouveaux civilistes?» Leur donner des fusils!
Ces vingt-cinq dernières années, le traitement de l’objection de conscience a été profondément modifié. Du «Projet Barras» de 1989 à la loi fédérale sur le service civil, les motifs d’objection se sont progressivement individualisés et concentrés sur les sentiments subjectifs du requérant. Le système de la preuve par l’acte a aboli la commission de l’objection de conscience. Elle était devenue une caisse enregistreuse. Il suffit aujourd’hui qu’une personne accepte d’œuvrer trois cent nonante jours dans quelque institution civile pour que soit démontrée son impossibilité de concilier le service militaire avec sa conscience. Il est difficile de faire plus relativiste, et plus absurde.
La libéralisation a provoqué dès 2009 une explosion des requêtes. Le Conseil fédéral a recueilli les plaintes des milieux militaires. La fainéantise momentanée de certains ne doit pas priver l’armée de personnes valables.
Certains obstacles d’ordre purement administratif ont donc été introduits.
De telles dispositions sont hypocrites et mesquines. Soit on supprime le régime soit on le maintient. On ne se contente pas de le chatouiller avec de la paperasse.
Deux conseillers nationaux – le radical genevois Hugues Hiltpold et le socialiste valaisan Mathias Reynard – ont déposé des postulats tendant à l’officialisation de l’équivalence entre service civil et service militaire. Reynard en appelle à une ouverture de l’institution aux femmes et aux étrangers. Ces postulats semblent en voie de liquidation.
Un groupe de réflexion a néanmoins été mis sur pied par le Conseil fédéral. Gageons qu’il ira dans le sens d’un affaiblissement supplémentaire de la subsidiarité du service civil. Dans son édition du 17 juillet dernier, L’Hebdo1 a jugé bon de se ranger du côté des réformistes. A une heure où le groupe de travail réfléchit, que le service civil séduit bêtement par son côté «innovant», l’enthousiasme bien connu de L’Hebdo justifie quelques remarques.
La Ligue vaudoise a toujours été opposée à toute forme de service civil.
La finalité et la raison d’être de l’obligation de servir sont de défendre militairement, en ultime moyen politique, l’intégrité du territoire de la Confédération ainsi que la sécurité des cantons qui la forment. Le civiliste et le militaire – modeste et travailleur soldat ou colonel grisonnant – sont issus de la même communauté politique. Celle-ci les a vus grandir, a garanti leur liberté ou leur en a offert une. Ils lui sont redevables à titre individuel et collectif.
Sans militaires assurant la souveraineté, le service civil est impossible. L’inverse n’est pas vrai. Cette vérité devrait fixer les priorités.
La fonction première de l’obligation de servir n’est donc pas de servir de «ciment national et facteur d’intégration», comme le claironne Alain Jeannet dans son éditorial.
Il est inacceptable que le civiliste – par confort ou idéologie – puisse échapper à un service souvent difficile mais nécessaire. Cité par L’Hebdo, M. Jérémie Juvet, secrétaire général romand de la Fédération suisse du service civil, rétorque que les trois cent nonante jours du service civil, opposés aux deux cent soixante du service militaire sont une compensation suffisante.
Cela est peut-être vrai pour certaines activités bien particulières. Mais que l’on n’aille pas prétendre que dix-huit mois dans un EMS, aux archives cantonales, dans une crèche ou au bureau de l’égalité, le tout aux horaires de l’administration, équivalent à deux cent soixante jours de week-ends de garde, de courses sous la pluie, de protection de conférence internationale, de discipline militaire, de semaine d’endurance sans sommeil et sans nourriture.
Le service civil pose un autre problème, de nature sociale. Nombre de personnes décrochent des affectations de service civil liées à leur formation.
On voit ainsi de nombreux juristes travailler ès qualités dans les administrations.
Cela fut même le cas à la faculté de droit de Lausanne, où un civiliste rédigeait un commentaire de la loi fédérale sur la protection de l’environnement.
De même, des médecins servent en hôpital aux horaires de bureaux, alors que leurs anciens condisciples triment comme médecins-stagiaires traditionnels. A l’heure où nombre d’institutions engagent des stagiaires qu’ils paient au lance-pierre, «obtenir» un civiliste est un moyen encore moins coûteux de se trouver un travailleur. De telles attitudes ne concernent certes pas toutes les affectations.
Nous pensons notamment à celles qui n’engageraient personne si elles ne disposaient pas d’un civiliste.
Le régime actuel permet malheureusement trop souvent à un jeune de gagner une belle ligne sur son curriculum vitae, en privant l’armée d’une personne valable et un soldat, ou une jeune diplômée, d’une place de stage ou de travail… Quoi qu’en disent certains libéraux faisant office d’idiots utiles, le combat pour le service civil est souvent un combat contre l’armée. Que le GSsA et la gauche – l’abolition de l’armée est à son programme – en aient toujours été à la pointe le prouve.
Il y a une génération, la chute du Mur annonçait pour beaucoup la «fin de l’histoire»; nous n’étions pourtant même pas à la «fin du début». En Palestine, l’opération militaire israélienne continue de creuser des fossés déjà bien profonds. En Irak, des milliers de djihadistes sanguinaires affaiblissent un pays au sous-sol convoité. Il y a trois semaines, un avion de ligne a été abattu en Ukraine dans des circonstances particulièrement troubles. Aux oreilles de certains, cet incident sonne comme l’assassinat de l’Archiduc. En Suisse, certains donnent la même valeur à la sécurité qu’à la sylviculture, l’éducation en garderie ou la garde d’une salle de musée. La paix permet des luxes bien arrogants.
Notes:
1 Serge Maillard, Blandine Guigner, «Que faire des milliers de civilistes?», L’Hebdo du 17 juillet 2014, p. 6.
Un peu de lecture:
Chavannes Henry, L’Objection de conscience, Cahiers de la Renaissance vaudoise 39, Lausanne, 1961.
Gardaz Philippe, Le Service civil, mythe dangereux, Cahiers de la Renaissance vaudoise 93, Lausanne, 1977.
Collectif, Servir pour être libre, Cahiers de la Renaissance vaudoise 151, Lausanne, 2013.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Chronologique ou thématique, nous avons besoin d’histoire vaudoise – Editorial, Olivier Delacrétaz
- A propos du fait historique – Olivier Delacrétaz
- L’histoire vaudoise pour les non Vaudois – Cédric Cossy
- Ils virent qu’ils étaient nus – Jean-Blaise Rochat
- Aventures argentines III – Cosette Benoit
- Le retour des hérésies – Lionel Hort
- Les 150 ans de Richard Strauss – Jean-François Cavin
- Evitez d’éteindre les incendies avec de l’essence! – Le Coin du Ronchon
- Une fausse note bienvenue – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Futurologie médicale – Jean-François Luthi
- Quand la presse découvre les règles de l’économie – Pierre-Gabriel Bieri
- Ennemis intimes – Jacques Perrin
- Augustin d’Hippone, la perception du temps – Laurent Paschoud
- Ils ont osé – Ernest Jomini
- L’irréductible pasteur Goll de Frank Bridel – Jean-Jacques Rapin
- Opéra transposé, opéra trahi? – Jean-François Cavin
- Gastrosuisse et la TVA – Jean-François Cavin
- Pas de boucan pour les toucans – Le Coin du Ronchon