Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Ils virent qu’ils étaient nus

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1999 8 août 2014

Le festival Saint-Prex Classics, déménagé à Nyon sous le titre Luna Classics, a repris l’affiche de l’année précédente: la moitié supérieure montre un violoncelle, le bas figurant les jambes d’une danseuse. La juxtaposition des deux images suggère que le cordier de l’instrument est le pubis de la danseuse et, avec un peu d’imagination, le violoncelle devient corps féminin. Naguère, une telle représentation aurait scandalisé, mais aujourd’hui la constante érotisation de la publicité a nettement relevé le seuil de tolérance. On ajoutera que ce qui était amusant une année devient insistant.

Le nu fascine, en témoignent les importantes expositions qui lui sont consacrées: le nu masculin à Vienne en 2012 et à Paris en 2013, le nu antique à Martigny en 2014. Depuis quelques décennies, le monde du spectacle s’est emparé de cette mode et présente de plus en plus souvent des corps dénudés sur scène, avec des fortunes diverses: jouer Phèdre de Racine en costume d’Adam est une consternante absurdité qui accable d’ennui le spectateur actuel et fera rire les générations futures. Inviter une star porno pour produire une érection dans un opéra de Wagner fait croire qu’on brise des tabous qui n’existent plus, et sert surtout la publicité du spectacle par un faux scandale relayé complaisamment par la presse. Il y a quelques semaines, au théâtre de Vidy, un acteur, seul sur scène, interprétait une adaptation de la vie de saint François d’Assise de Joseph Delteil. Pendant une séquence, il se dénude intégralement, mais sans exhibitionnisme, pour manifester la volonté de dénuement du petit pauvre: dans ce cas, cela avait un sens dans l’économie de la représentation. Quoi qu’il en soit, le nu scénique, dépouillé, érotique, fragile, obscène ou insensé est une manie moderne sans risque, les éventuels censeurs auraient trop peur de passer pour incultes et rétrogrades.

Dans notre civilisation, la nudité est inévitablement liée au péché originel.

Lorsque Adam et Eve se trouvent des vêtements, ce n’est pas parce qu’il y avait eu un coup de froid sur le Paradis, et personne ne les imagine avec bonnet et chaussons. La génération de mes grands-parents désignait les organes sexuels comme «parties honteuses», ce qui me faisait sourire.

Mais force est de constater qu’après la nudité heureuse édénique, ce sentiment de honte s’est perpétué de génération en génération. Malgré l’accès facile à la pornographie sur internet, l’étiage de la pudeur des adolescents n’a guère varié. Est-ce naturel? Est-ce culturel? Il est difficile de se prononcer, mais on observe que l’être humain, entre l’âge de raison et la puberté, au moment où il s’approprie un corps en transformation, répugne à le dévoiler: une partie de ce corps devient un jardin secret inviolable.

Les adultes se souviennent qu’ils ont vécu de semblables troubles et, sauf manque de tact ou déviance condamnable, respectent ce nouvel état.

L’iconographie chrétienne n’est pourtant pas avare en représentations de la nudité. Notre Seigneur Jésus Christ lui-même est nu à plusieurs étapes de sa vie sur terre: la Nativité, la Circoncision, la Passion, et parfois le Baptême et la Résurrection, l’image la plus fréquente étant le Christ en croix. Au début du Christianisme, le monde étant encore pétri d’influences de l’Antiquité païenne, Jésus crucifié est parfois représenté entièrement nu.

Cette nudité est associée à l’état d’innocence.

Rilke emprunte cette vision, mais détournée, dans son long poème Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke, lorsque son héros découvre l’amour charnel avec une comtesse, la nuit dans un château: «Und nun ist nichts an ihm. Und er ist nackt wie ein Heiliger. Hell und schlank.» Toutefois l’imagerie médiévale non seulement oblitère la nudité du Sauveur, mais va jusqu’à le vêtir intégralement d’habits richement ornementés pour manifester sa royauté.

Voir par exemple les Christ en majesté de l’art roman catalan. L’épisode de la Résurrection se superpose ainsi à celui de la Croix. C’est pourquoi les Christ romans n’expriment jamais la souffrance mais la gloire. Quand la Renaissance restaure les canons esthétiques du monde païen, les artistes expriment un souci nouveau de précision anatomique. L’Eglise catholique va tolérer et même promouvoir le développement parallèle des deux cultures païenne et chrétienne, ce qui n’est nullement le cas dans l’orthodoxie où les canons de l’art sacré demeurent invariablement stricts, et rarement dans le protestantisme, pour des raisons essentiellement morales.

La coïncidence géographique entre le siège de l’Eglise et le foyer de la Renaissance a favorisé cette convergence pagano-chrétienne. Les exemples les plus célèbres appartiennent à Michel Ange (la création d’Adam dans la Chapelle Sixtine et le David de Florence). Pendant plusieurs siècles, le nu religieux ne sera guère distinct du nu profane, justifié théologiquement parce que la beauté corporelle figure l’homme créé à l’image de Dieu. A cela s’ajoute qu’à partir du XVe siècle, les explorateurs entrent avec étonnement en contact avec des populations peu vêtues, qui semblent vivre comme avant la Chute.

Au XVIIIe siècle, l’état sauvage est perçu comme une manifestation de l’état de nature, jugé pur et innocent, et qui sert de base de contestation radicale de la société occidentale.

C’est Rousseau et son «bon sauvage». Cette veine contestataire trouve régulièrement des avatars modernes, comme la mode désormais passée des seins nus sur les plages. Depuis quelques années, diverses cités dans le monde sont envahies de cyclonudistes qui défilent «pour protester contre la destruction de l’environnement et appeler à stopper la surconsommation effrénée qui ruine la planète.

Cette balade à bicyclette dans le plus simple appareil vise également à défendre la mobilité douce dans la ville.» Les dernières de ces manifs ont eu lieu en juin dernier à Bruxelles, Brighton, Vancouver, Londres, Saõ Paolo.

De l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, les organes génitaux ont été représentés avec une constante discrétion, le plus souvent dissimulés par la position du corps, une ombre, un geste, une étoffe, voire la chevelure, comme dans La Naissance de Vénus de Botticelli. Quand ils sont montrés, ils sont systématiquement minorés: Adam est pourvu d’un tout petit pénis et la virilité de David s’exprime par le muscle, l’allure, la détermination et non par un sexe de taille modeste qui, s’il était masqué, ne modifierait pas la perception générale de la sculpture. Le nu féminin évite les poils pubiens trop abondants et souvent efface la vulve.

Le sexe n’est jamais le sujet principal d’un tableau ou d’une sculpture.

Cette chasteté universelle a peut-être une origine morale, mais je suis porté à croire que c’est d’abord une question esthétique. La vue des organes génitaux au naturel peut favoriser une attirance hormonale – et c’est une de leurs fonctions –, mais s’il n’y a pas d’appétit sexuel, le sentiment est d’abord une gêne, du même type que le spectacle déprimant du coït des chiens dans les rues ou des culs rubiconds et turgescents des babouins dans les zoos. Ces visions nous rappellent notre humiliante condition animale, d’autant plus que les organes de l’excrétion et de la volupté sont confondus. Voilà ce que la plupart des peintres et sculpteurs se sont appliqués à rendre discret, voire à faire oublier, au moins jusqu’au XXe siècle, ce qui n’empêche nullement l’érotisme dans l’art (voyez les odalisques et les saint Sébastien!). Si le sexe brut n’était pas perçu comme essentiellement laid, les musées montreraient en gros plan des vagins et des testicules autant que des visages, des mains, des fruits, des fleurs ou des papillons.

Dès le début du XXe siècle, des peintres expressionnistes autrichiens ont montré le sexe sous une forme agressive et brutale. Un autoportrait nu de Richard Gerstl exhibe un corps très pâle sur fond bleu, en contraste avec des parties génitales ténébreuses, ainsi mises en évidence. On compare souvent ce tableau avec un autoportrait nu de Dürer, très précis anatomiquement.

Mais les exemples les plus radicaux sont d’Egon Schiele qui peint son corps maladivement étique et osseux avec un sexe rougeoyant provocateur. Il osa même se représenter en érection sous le titre Die rote Hostie. Nous sommes les héritiers de ces peintres de génie certes, mais qui ont contribué à flouter la distinction entre le beau et le laid selon le sens commun et à perturber les règles non écrites de notre perception du nu artistique.

Bien souvent le nu qu’on montre complaisamment depuis quelques années au théâtre, à l’opéra ou sur les plateaux de danse n’a pas d’autre raison d’être que de céder à un phénomène de mode. Si le public ne perçoit pas la nécessité de cette option, le résultat sera au mieux discutable, et le plus souvent minable: le nu comme cache-misère du manque d’inspiration! Ce choix ne peut être que celui d’un metteur en scène ou d’un chorégraphe prudent et parcimonieux, parce que le risque de ratage est multiplié par l’audace visuelle. C’est une affaire de goût et, même si ce terme fait ringard, il vaut mieux attirer des spectateurs que des voyeurs.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: