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Les 150 ans de Richard Strauss

Jean-François Cavin
La Nation n° 1999 8 août 2014

Les 150 ans de Richard Strauss

Richard Strauss est né le 11 juin 1864.

Son 150e anniversaire n’est guère célébré chez nous, où ce compositeur n’a pas vraiment la cote, bien qu’il soit, entre autres qualités, un orchestrateur hors pair et l’un des cinq plus grands maîtres de l’opéra de tous les temps. Il en va tout autrement à Vienne, quoique ce Strauss-là ne soit pas autrichien d’origine, mais bavarois; cependant, une part importante de sa vie et de son œuvre gravite autour de la capitale danubienne: il en a dirigé l’Opéra durant cinq ans; il a conduit maintes fois l’Orchestre philharmonique, qu’il a mené dans sa première tournée internationale et avec lequel des liens mutuels d’amitié et de fidélité ne se sont jamais démentis (il lui a dédié une pièce qui est toujours jouée en ouverture du Philharmonikerball, un des sommets de la saison mondaine viennoise); il y a trouvé deux librettistes du plus haut niveau, Stefan Zweig (qu’il a défendu contre des attaques antisémites) et d’abord et surtout Hugo von Hofmannsthal, l’un des meilleurs auteurs du théâtre lyrique qu’il y ait jamais eu. On ne s’étonnera donc pas que de nombreux spectacles et concerts viennois mettent Richard Strauss à l’affiche ces temps-ci, et que leurs programmes regorgent d’études et d’évocations sur ses choix artistiques comme directeur de l’Opéra, ou sur ses relations avec la Philharmonie, ou sur son art de chef d’orchestre (il donnait des conseils du genre: «Si vous trouvez que les cuivres ne sonnent pas assez, c’est qu’ils soufflent trop fort»). Vienne aime les Strauss, tous les Strauss, aussi Richard.

Pourquoi n’en est-il pas de même chez nous? J’entends encore un fin et érudit mélomane me confier lors d’un concert de l’OSR: «Lorsqu’il y a du Strauss au programme, c’est comme si l’on me servait une choucroute à la confiture». C’est vrai que notre compositeur est capable de nous offrir, en une seule page, un air sublime et des accents quelque peu populaires, des harmonies enchanteresses et des tonitruances agressives; mais il existe des recettes à l’aigre-doux qui relèvent de la meilleure cuisine. Si je me souviens bien, M. Regamey, de son côté, ne nous faisait guère écouter Strauss au camp de Valeyres; mais il appréciait assez le Rosenkavalier dont il possédait un excellent enregistrement avec Régine Crespin dans le rôle de la Maréchale; et le dernier disque qu’il m’a fait entendre, peu avant sa mort, à Epalinges, ce furent les Vier letzte Lieder, qu’il trouvait admirables; la fin du quatrième chant, Im Abendrot, longuement suspendue vers l’éternité, suscitait chez lui un sourire de ravissement.

Comment donc expliquer la réserve de notre public envers ce compositeur? On peut avancer plusieurs motifs. Strauss est un homme de théâtre, même dans ses œuvres symphoniques; mais nous n’avons pas vraiment une ancienne et vaste culture de l’opéra. Nous plaçons au sommet, avec Bach, Mozart et Beethoven, une spiritualité épurée; or Strauss compose en pleine pâte. Son style même nous déconcerte, car s’il ne perd pas de vue la tonalité, il sait enchaîner des modulations vertigineuses; si l’on est tenté, de prime abord, de le qualifier de post-romantique, il a, dès 1900, des accents d’une modernité inouïe; Salomé et Elektra ne relèvent pas d’un sentimentalisme décadent, mais vont de pair avec l’expressionnisme de Schiele et les débuts de la psychanalyse freudienne.

Au fond, peut-être reproche-t-on à Strauss d’être un solide extraverti, suspect de produire une musique essentiellement descriptive et manquant de profondeur d’âme. Il est vrai que l’homme, avec le regard clair de ses yeux écartés, son élégance mondaine, sa joyeuse énergie, son goût du bonheur, n’est pas de ceux qui vous plongent dans une mélancolie abyssale ou vous invitent à de graves méditations.

Mais n’allons surtout pas voir en lui un créateur superficiel. Il aime ses personnages et entre dans leur psychologie avec la plus profonde compréhension. Pensons aux démentes obsessions d’Electre, à la perversité adolescente de Salomé, à la prostration d’Ariane, au trio final du Rosenkavalier. Ou encore à ceci, que je cite parce que je viens de le vivre: à la fin de Till Eulenspiegel, pièce certes plutôt démonstrative, après la mort brutale du héros, le thème souriant et candide du début revient comme dans une songerie lointaine; il signifie: adieu Till, la boucle est bouclée; il signifie aussi: les incartades de l’insoumis n’empêchent pas son âme de monter à des hauteurs célestes; il signifie encore: voilà, cher auditeur, j’ai narré l’histoire et je te laisse en prolonger le souvenir dans ton rêve. Quand les Philharmoniker terminent ainsi l’œuvre, tout en tendresse, en délicatesse suggestive, nul ne peut nier que Richard Strauss soit un génie.

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